Prologue

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L'histoire de l'homme-couleur

Il existait autrefois un autre monde. Lointain. Sans couleurs. Tout était en noir et blanc. Absolument tout. La terre, les arbres, l'eau, le ciel, les chiens, les chats, les hommes, les femmes, les enfants... Tout. La vie suivait son cours, comme un fleuve tranquille.
Un jour, un nouveau venu fit son apparition. C'était l'homme-couleur. Il était différent. On lui posa toutes sortes de questions.

De quelle espèce es-tu ?
Quel est ton nom ?
D'où viens-tu ?

L'homme-couleur ne répondit pas. Il comprenait ce qu'on lui disait, bien sûr. Mais il était timide de nature. Ainsi, il se tut. Les gens commencèrent à parler dans son dos.

Et si il était dangereux ? pensaient-ils. Il va peut-être nous jeter un mauvais sort...

Plus personne ne lui adressa la parole. Cela ne les empêchait pas de le surveiller du coin de l'oeil. Les animaux étaient plus curieux que les hommes. Ils étaient intrigués, certes, mais ils venaient vers lui, sans peur. Il les caressait, leur parlait, leur disait des mots gentils. Bientôt, l'homme-couleur devint le plus grand ami des bêtes. Cela rendit les autres vert de jalousie. On commença à l'appeler "le bariolé". Il était une anomalie, une erreur. Il se faisait bousculer, alors qu'il se promenait tranquillement.

Va-t-en, lui disait-on. On ne veut pas de toi, ici.

L'homme-couleur ne comprenait pas.

Pourquoi me détestez-vous autant ? Que vous ai-je donc fait ?

On ne sait pas qui tu es, ni d'où tu viens. Va-t-en !

Il s'indigna.

Comme vous, j'ai froid la nuit et chaud le jour. Peu importe notre couleur, nous sommes nourris par la même terre. Moi aussi, je pleure et je ris, je saigne...

Ils finirent par l'ignorer complètement. La sollitude. On est pas fait pour être seul, dans ce monde. L'homme-couleur se sentit abandonné. Une tristesse sans fin lui tordait le coeur. Les animaux essayaient de le consoler. En vain. Il était inconsolable.
Pourtant, un jour, il la rencontra. Elle. Une femme en noir et blanc. Elle était aussi belle que la lune. Mais froide, si froide. Aussi froide que la glace. Elle n'avait jamais souri. Chaque nuit, elle faisait le même rêve. Elle rêvait qu'elle avait les lèvres rouges. Comme le sang. Mais les couleurs n'existait pas dans ce monde. Lorsqu'elle le vit, elle manqua de tomber à la renverse, tant sa surprise était grande. L'homme-couleur se cacha le visage en gémissant.

Voilà que je fais mourir les gens de peur, maintenant !

Il sanglota. Elle s'approcha de lui et posa une main sur son épaule.

Mais pourquoi donc pleurez-vous ?

Tout le monde a peur de moi. Je suis seul. Je ne sais plus quoi faire. Ma vie est un enfer.

Voyons, gros bêta, vous êtes très bien ainsi.

L'homme-couleur leva la tête vers elle.

Vous... vous trouvez ?

Elle hocha la tête.

Toutes ses belles couleurs que vous portez, c'est magnifique ! Comme je voudrais en avoir, moi aussi...

Elle soupira. Il réfléchit. Elle avait été si gentille avec lui. Cela lui avait fait un bien fou. Alors, il lui donna ses couleurs. Il prit le bleu de ses yeux pour les mettre sur ses joues, le brun de ses cheveux pour sa peau, le vert de son manteau pour ses yeux,... Pour finir, seule sa bouche resta grise. Il prit alors le rouge de son coeur, le plus profond qui soit, et le posa sur ses lèvres. Comme un ultime baiser.
C'est ainsi que l'homme-couleur trouva son âme-soeur. Il n'était plus seul pour affronter le monde impitoyable du noir et blanc. Ils étaient deux. Ils eurent des enfants. Le monde devint bariolé. Gris, noir, blanc, bleu, brun, vert, rouge, violet... Et personne ne s'en plaignit. Jamais.

Anja Berward referma le livre et le posa sur la table. Elle se redressa et épousseta sa combinaison de travail.

- Il est l'heure de dormir, à présent.

Les enfants la regardaient avec des yeux attentifs. Ils ne semblaient pas avoir sommeil.

- Encore une, dit Viktor.

- Oh oui, s'il-te-plaît ! supplia Elin.

Le troisième, le plus jeune, resta silencieux. Anja posa ses yeux sur lui, les mains sur les hanches.

- Et toi, Ulrick ? Tu ne veux pas une deuxième histoire ? Tu es fatigué ?

Le petit garçon blond sortit le menton de sous les draps.

- Je n'ai pas sommeil. Mais tu as dit que c'était l'heure de dormir, alors...

Anja sourit.

- C'est vrai, c'est ce que j'ai dit. Mais comme vous avez été sages...

Les yeux d'Elin s'illuminèrent. Anja reprit le livre qu'elle venait de reposer.

- Anie ?

- Oui, Ulrick ?

- Pourquoi est-ce que les gens sont toujours obligés d'être méchants ?

Anja fut étonné par cette question. Elle resta un instant ainsi, les lèvres closes.

- Les gens, continua Ulrick, pourquoi ils ont si peur de l'homme-couleur ?

- Parce qu'il est différent. Il n'est pas noir et blanc, comme les autres.

- Mais en quoi ça... qu'est-ce que ça peut faire d'être différent ?

Il peinait à trouver ses mots. Anja le regardait, attendrie. L'histoire l'avait fait réfléchir.

- Les gens ont souvent peur de ce qu'ils ne connaissent pas, de ce qu'ils n'ont jamais vu auparavant, tu comprends ?

- Mais la fille, elle a pas eu peur.

Les deux autres hochèrent la tête.

- Eh bien, continua Anja, certaines personnes sont plus... comment dire... ouvertes et tolérantes que d'autres.

Il eut un silence. Ulrick s'enfonça dans les draps. Il était l'heure de dormir. Anja souffla sur les bougies qui éclairaient la petite pièce. Elle se pencha sur chacune des petites têtes et y déposa un doux baiser.

- Dormez-bien, mes amours.

- Bonne nuit maman ! chantèrent Viktor et Elin en coeur.

- Bonne nuit Anie, murmura Ulrick.

Elle passa sa main dans ses cheveux blonds, un sourire bienveillant aux lèvres. Anja se leva et se dirigea vers le seuil de la chambre. Ulrick se redressa d'un coup.

- Anie ?

- Oui, mon coeur ?

- Est-ce que je suis un homme-couleur, moi aussi ?

Les Irréels - OriginesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant