Scène 12

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Douzième Scène.

     J'avais réussi à avancer nettement la pièce de théâtre que j'écrivais pour le concours écologique du lycée. J'en étais très fier et, comme je me l'étais promis, le dernier vendredi avant les vacances de Noël, je sortis du lycée plus que déterminé, mon carnet dans les mains, en direction du Théâtre de Molière. J'avais des ambitions qu'il me fallait concrétiser.

Lorsque je poussai la porte du théâtre, je ne fus pas surpris de ne pas y trouver Bernard. Après tout, nous étions en milieu d'après-midi et ses cours ne débutaient qu'à dix-sept heures. Je m'avançai quand même dans la pièce et longeai les fauteuils rouges jusqu'à la scène. J'entendais le vent siffler entre la charpente du toit, ça me faisait froid dans le dos. Il faudrait que je prenne un temps pour continuer d'aider Bernard à rénover le lieu. Seule la lumière qui arrivait à se faufiler entre la petite lucarne au plafond m'éclairait, mais ça me suffisait, je ne voulais pas qu'on remarque ma présence.

Il n'y avait pas d'escalier qui permettait de monter du public jusqu'à la scène, alors j'utilisai ma musculature assez inexistante pour me hisser tout en haut. Le parquet grinça. Je ne pris pas la peine de me relever, je m'allongeai au milieu de la scène, la tête tournée vers le faux ciel de câbles électriques et de spots servant à l'éclairage.

Je sortis alors mon carnet de mon sac et le portai à ma poitrine. J'avais rédigé une pièce. Depuis le mois de novembre je m'étais appliqué à écrire de plus en plus et le résultat vivait maintenant entre mes mains. Je ne pouvais pas dire que j'en étais satisfait, comme tout premier essai, il était loin d'être parfait. Mais c'était une part de moi que j'avais libérée. Toutes les nuits j'avais écrit, tous les jours. Et même en cours, il m'était arrivé de penser à ma pièce. J'avais écrit ce texte avec tant de passion que j'en avais presque oublié les désastres que ça allait causer, ce que ma mère allait en penser. Il était intime, il parlait d'elle, de nous, de Papa et son combat.

Elle n'avait su comprendre pourquoi j'aimais jouer, elle n'avait su le respecter. Presque autant que je ne comprenais pourquoi ça l'énervait. Un manque d'argent ? De mauvaises notes ? Je ne pouvais y croire. Mais cela ne m'avait pas arrêté. J'avais écrit une pièce, travaillée, profonde. C'était mon art, elle ne pouvait me le censurer. Je ne lui en avais pas parlé, mais aujourd'hui il était temps que je le partage à l'autre adulte qui m'aidait à construire ma vie. Il fallait que j'en parle à Bernard, que je le lui fasse lire et qu'il me donne son avis. Je rêvais de jouer cette pièce, et il était la seule personne de confiance qui pouvait m'y aider.

Pourtant, à cet instant, alors que je tenais mon œuvre un peu brouillon entre mes mains, je perdais tout courage. Je craignais que l'on me juge et que Bernard se moque de moi. Après tout, lui montrer mes écrits était comme lui dévoiler une partie de mon cœur. Et cette action n'avait jamais été quelque chose de naturel pour moi. C'était trop personnel.

— QUI EST LÀ ? tonna une voix qui se mit à faire échos dans l'ensemble de la salle.

Je sursautai soudainement et l'éclairage de la pièce s'actionna, m'aveuglant un instant.

— C'est Ange, bredouillai-je en tentant de me relever.

Lorsque mes yeux s'habituèrent enfin à l'agressivité de la luminosité, je vis que Bernard était tout aussi surpris que moi. Il se tenait au milieu des sièges du public.

— Tu m'as fait peur.

— Toi aussi, répondis-je, la gorge encore un peu nouée de m'être fait surprendre.

Un sourire rassuré s'étendit sous la barbe grisonnante de mon professeur de théâtre.

— Que me vaut ta visite ?

Je crus un instant ressentir le cœur du carnet blotti contre ma poitrine s'affoler.

— Je... Je voulais te montrer quelque chose, hésitai-je.

— Viens, se contenta-t-il de m'ordonner.

Je descendis de la scène et vins m'asseoir à côté de Bernard. Ces yeux bruns pétillaient.

— C'est ça ? me demanda-t-il alors en désignant mon petit carnet.

J'acquiesçai. Doucement, je le lui tendis. Le sourire rassurant qu'il me fit me confirma l'idée que je ne faisais pas d'erreur. J'avais confiance en Bernard. Je jouais avec lui depuis un peu plus d'un an, mais il était presque comme une famille.

Il attrapa le carnet et me dévisagea avec intérêt.

— J'ai écrit une pièce, lui avouai-je. Je ne suis pas sûr que ça soit bien, ou alors c'est loin d'être du Shakespeare... C'est pour un concours, au lycée.

— Tu veux que je la lise ?

J'acquiesçai à nouveau.

— J'ai gardé le personnage de Tommy. Je ressens trop de choses à travers lui. Il est mon messager.

— Tu as réécrit la pièce que nous travaillons en cours ?

— Pas vraiment. Elle s'appelle Marée Noire. J'ai juste gardé Tommy.

La honte monta jusqu'à mes joues. Quelle idée stupide j'avais eu de lui avouer tout ça ! Bernard posa sa main sur mon épaule.

— J'ai hâte de lire ça, Ange. J'étais certain qu'un jour tu te mettrais à créer tes propres pièces.

— Ne t'attends pas à des merveilles.

— Je ne m'attends à rien, mais tu es trop sensible pour avoir écrit quelque chose de mauvais. Je te connais, si c'était le cas tu ne m'aurais pas apporté ton carnet, je me trompe ?

Je haussai mes épaules.

— Tu as trop de capacités pour rester dans ton coin. Je vais lire ta pièce et t'aider à l'améliorer si c'est ce que tu veux.

Je sentis l'émotion se bloquer dans le fond de ma gorge. Cet homme était trop gentil pour mon petit cœur angoissé.

— Merci, répondis-je en retenant mon souffle.

Il ébouriffa mes cheveux.

— Allez, file profiter de tes vacances, me sourit-il. Je me charge de ta pièce.

Je lui rendis son sourire. Un poids immense s'était libéré dans ma poitrine, comme si on m'avait retiré la moitié de mes organes abîmés. Mes muscles se sentaient relâchés et mon souffle plus paisible. Je fermai un instant les yeux et respirai longuement. Bernard me raccompagna jusqu'à la porte. Mon cœur s'était un peu calmé et un sentiment de soulagement s'écoulait alors dans mes veines. Mon carnet ne risquait rien entre les mains de mon professeur.

Avant de me laisser partir, Bernard me serra dans ses bras. Sa barbe grise me piqua les joues. C'était à la fois étrange et encourageant, ce genre de contact. Il relâcha finalement son emprise.

— Maintenant file, j'ai d'autres choses à faire de mon week-end, m'ordonna-t-il gentiment. J'ai une pièce entière à découvrir, tu sais.

— Oui, chef ! m'exclamai-je en repartant, traversant la rue tout sourire.

J'étais vraiment heureux, et il me restait encore la soirée du bal pour finir ce trimestre dans la joie. Tout commençait à tourner si bien.

Les Enfants de Molière - WATTYS 2021Où les histoires vivent. Découvrez maintenant