Le pourquoi du comment. 2

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.Isaure.

J'aime bien quand c'est Alma qui fait à manger. Au moment où elle me tend mon assiette, je peux analyser chaque aspect de sa mixture avant de pouvoir dire si c'est mangeable ou pas. Ça me permet de ressortir une petite partie de mes cours de biologie et d'exaspérer ma sœur. J'aime bien l'embêter en sortant un nom de bactérie quelconque en disant que ce qu'elle a préparé ressemble à ça, à sa tête je devine qu'elle n'a aucune idée de ce dont je parle.

Elle m'a beaucoup répété que je n'étais pas comme les autres enfants. Que j'avais une forme d'intelligence plus développée qu'eux, que je réfléchissais comme une adulte. Elle ne dit pas le mot mais je sais que je suis précoce. Surdouée, en somme.
Ça ne me dérange pas plus que ça, la vie que j'ai me convient très bien. Je viens d'entrer en CE2 mais je suis des cours de terminale en dehors de l'école : un prof spécialisé vient à la maison pour me parler de philosophie et de trigonométrie. Ce qui fait qu'à l'école, j'ai quasiment vingt de moyenne, mais ne m'ennuie pas car je sais qu'une fois à la maison un programme de cours digne de ce nom m'attend.

C'est plutôt avec les autres que ça coince. Ils savent que je ne suis pas tout à fait comme eux, donc ils m'évitent la plupart du temps. Il y a juste Henri, un autre surdoué, avec qui je m'entends bien dans la classe. On passe toutes nos récrés ensemble et on discute de tout et de rien, mais surtout du pourquoi du comment. C'est assez bête à expliquer, mais c'est quelque chose qui nous étonne. Comment, et pourquoi ? Comment les choses se font, pourquoi se font elles ?

Je vais m'arrêter là, car je suis presque sûre que vous faites la même tête que ma sœur quand je lui parle des théories philosophiques de Marx.

- Tu manges ou tu réfléchis encore au sens de la vie ?

Je sursaute. J'avais presque oublié la présence de ma sœur, en face de moi.
Dans son appart, il y a une belle cuisine aménagée et un bar, sur lequel on a pris l'habitude de manger. Il y a peu d'espace entre nous, donc elle peut deviner aisément quand je pars dans mon monde.

- Quel est le sens de la vie, selon toi ? lui demandé je en espérant l'énerver un petit peu.
- Le sens de la vie c'est de manger.
- Ben voyons.
- Manger les belles pâtes pesto que je nous ai préparé. Allez, ça va être froid.
- J'ai pas faim.
- Isaure, il est treize heures, t'as mangé à sept heures ce matin. Bien sûr que t'as faim.
- Je te dis que non. Me force pas, sinon c'est de la maltraitance.
- Putain tu soules. Crève de faim alors ça sera pas ma faute.

Et toc, j'ai réussi. Avec un sourire en coin je la regarde se lever de son siège et déposer rageusement son assiette dans l'évier.

Je devrais me sentir fautive de l'énerver comme ça, mais c'est la seule façon pour moi de faire sortir toutes les réflexions que je ne peux pas dire à l'école. J'ai souvent envie de répondre à la maîtresse, mais je sais que c'est mal. Et quand je parle aux autres à chaque fois ils me regardent avec des yeux ronds et se moquent de moi parce que je ne parle pas comme eux. Quant à Henri, c'est mon seul ami, pas la peine de me le mettre à dos.
Pourtant, Alma est si gentille... Rien ne l'oblige à s'occuper de moi comme elle le fait. Normalement, ça devrait être le rôle de papa, mais bon...
On va dire que c'est compliqué.

Ça fait trois semaines que je ne l'ai pas vu, maintenant. La dernière fois, j'avais accompagné Alma. Elle passe le voir tous les deux jours, pour vérifier qu'il mange à peu près correctement et continue à prendre ses médicaments. Pour vérifier aussi qu'ils n'est pas mort, étouffé dans son vomi. 

Car c'est notre pire crainte à toutes les deux. D'entrer un jour dans l'appartement, et de le voir étendu de tout son long, là, par terre, comme un vulgaire clochard. Les yeux vitreux, une dizaine de bouteilles à ses côtés. Mort.

Rien qu'à cette idée je frissonne et je prends machinalement une portion de pâtes. Je mâche tel un robot et me persuade de penser à autre chose.

Alma me répète souvent aussi qu'il était un bon père, avant. Pour elle, ça a été compliqué, puisqu'il n'a été au courant de son existence qu'après qu'elle ait eu seize ans. Car Judith, la mère d'Alma, avait une dent contre papa, et du coup ça a compliqué les choses. Ouais, c'est pas fou à expliquer, tout ça. J'espère ne pas trop vous avoir perdus, en tout cas. Ça m'embêterait fortement.

Alma quitte le salon et va dans sa chambre. Elle en ressort deux minutes plus tard, vêtue d'un sweat et d'un jean noir.

- Allez Isaure, bouge toi faut que je te dépose l'école avant d'aller voir mamie.
- Elle a quoi, Mamie?
- Mais tu sais bien, elle s'est fait opérer hier.
- Aaah oui, c'est vrai...
- T'oublies vite les choses toi. Tête de linotte.
- Toi même.

Je parviens quand même à lui arracher un sourire. Je termine mon assiette en vitesse et saute du tabouret sur lequel j'étais assise, puis vais enfiler mon manteau. On est tout le temps pressé, chez Alma. Toujours à se dépêcher, à speeder, comme elle dit si bien.

Je caresse la tête de Daly, un terre Neuve que maman m'avait offert pour mes trois ans. Tout le monde avait pensé que j'étais trop jeune pour avoir un chien à moi toute seule, mais maman en avait eu un le jour de sa naissance et ça avait été une belle expérience d'en posséder un à cet âge là. J'aime profondément cette chienne et je ne laisserai personne entre elle et moi. Ça ennuie beaucoup Alma, parce que c'est un jeune chien capricieux qui ne peut sortir qu'à certaines heures, mais si elle la confie à d'autres personnes elle sait que je lui en voudrais beaucoup.

Elle a des yeux noirs qui semblent me sonder à chaque fois qu'elle plonge dans mon regard. Je lui gratte la tête et suis Alma dans les escaliers.















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⏰ Dernière mise à jour : Dec 31, 2019 ⏰

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Tout va bien mais plus rien ne vaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant