VIII. Le gueuloir

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     "Hm...

-Ah, vous avez terminé?

-Oui c'est bon, j'ai terminé.

-Alors?

-Alors quoi?

-Je montre le premier ou le second à mes élèves?"


     Heureusement que je n'étais pas censé choisir.


     "Je dirais... je dirais de montrer les deux, non?

-Oh, on a pas vraiment le temps vous savez."


     On va avoir un problème.


     "Alors n'en montrez aucun."


     Je vois qu'elle n'avait prévu que deux réponses au choix qu'elle me proposait... et que je lui en sers deux autres qui ne lui plaisent pas.


     "Le second est étudié sur l'U.S.S.A. et de nombreux autres vaisseaux. Je crois que le premier est plus conforme au système que nous avons développé ici, mais le second semble plus optimiste, je me suis dit que ça pourrait avoir un impact positif sur les enfants...

-Je crois que les deux manuels présentent leurs qualités en effet, mais ils ont aussi tous les deux des défauts... Je ne crois pas d'ailleurs que ni l'un ni l'autre ne rendent bien compte de la réalité de ce qu'a été le Grand Départ.

-Oui, ça a sûrement été bien plus complexe.

-Voilà, alors pourquoi se limiter à une version?"


     C'est marrant comme les gens n'aiment pas qu'on aille pas dans leur sens.


     "Écoutez Jiao, voyez la chose de cette manière... N'est-ce pas une occasion parfaite justement de faire comprendre à vos élèves une leçon bien plus importante, le fait qu'il n'y a pas qu'une vérité, le fait que les livres ne peuvent pas tout dire, le fait que l'Histoire se réinvente à chaque instant...

-Oui. Merci Théo de m'avoir accordé un peu de votre temps, je ne vais pas vous retarder plus longtemps."


     Oh je déteste ça. Je déteste que le désaccord soit un motif de fin de discussion. Je déteste que la base de toute relation humaine, le dialogue, puisse être annihilée si facilement. Je déteste qu'avoir raison soit plus important que tout...


     "Attendez, nous pouvons continuer, j'ai encore le temps.

-Il est bientôt minuit, vous deviez être au jardin à minuit?

-J'y serai.

-Mais vous êtes presque déjà en retard.

-J'ai le temps.

-Ça ira merci, je vais me coucher.

-C'est trop facile.

-Comment?

-C'est trop facile.

-...

-Moi je suis parti de la Terre à la Cinquième Vague, en 2120. J'étais avec mon meilleur ami, mon frère, ma sœur... C'était le Babylon. Un vaisseau indépendant, crée par des gens. Je dis bien des gens, et non des sociétés, parce que c'était de la débrouillardise, mais de la grande débrouillardise, c'était un beau rêve, un truc un peu fou. On avait pas les moyens pour le premier Vaisseau-Nation de la France, parti des années plus tôt. On était prioritaires pour le second qui devait partir en 2115, mais on avait vu comment ça se passait. On avait vu "l'éclatement des nations", c'était juste palpable, c'était dans l'air, ça se sentait. Y'avait de la violence, de la tension, et de l'exaltation comme jamais j'en ai ressenti depuis. C'était le moment de faire quelque chose, de tenter quelque chose. L'opportunité à saisir. Pour certains ça a été de signer, de travailler pour la Nation, de s'engager, pour d'autres ça a été de dégrader, de profiter, de faire les choses les plus horribles dont soit capable l'Homme. Pour nous ça a été de créer, de revoir un système de zéro. On a eu de la chance, beaucoup de chance, mais on a eu aussi du talent. Le talent, c'est juste d'oser. Un grand pas pour nous, un petit pas pour l'humanité, un petit pas de côté, pour voir si y'avait pas autre chose.

-Oui mais.

-Et il y avait autre chose.

-C'est bien beau, je ne veux pas manquer de respect à votre histoire, mais est-ce qu'on raconte ça à des enfants?

-Pourquoi pas?

-Alors, vous intervenez, et je contacte quelqu'un d'un autre vaisseau, qui a vécu l'événement aussi, et encore un autre, et le plombier qui a fait le système d'évacuation de la douche, et celui qui est allé en prison pour désobéissance civile et... Et est-ce qu'ils vont vraiment en retirer quelque chose, est-ce qu'on a vraiment le temps de...?

-Putain, mais arrêtez avec le temps. On a tout le temps du monde! La génération avant la mienne mourrait en moyenne à 80 ans, j'ai 189 ans, on a fait des progrès fous, on vit une époque hallucinante, ça n'a presque plus de sens, vous savez que la hausse des suicides en ce moment c'est l'ennui? On a le temps, le temps de mastiquer les choses, d'appréhender les choses, d'observer les choses sous toutes ses coutures, de remettre en question, de mettre deux putains de manuels en parallèle, il suffit pas de trancher! Aller vite, trancher, décider définitivement quelque chose, c'est omettre beaucoup...

-Alors on fait jamais rien!

-On peut faire sur un autre rythme, on peut alléger tout ça un peu non? C'est déjà suffisamment lourd, n'ajoutons pas à tout cela le poids du temps, encore moins à des gosses!

-Donc on leur apprend à attendre, à ne pas choisir, à ne rien faire?

-À ne rien faire?! Oh pardon, réfléchir c'est ne rien faire! Ah, c'est donc ça que je n'avais pas saisi, veuillez m'excuser!

-On les rend peureux, incapables... fainéants.

-On les rend heureux, rêveurs et raisonnés, la facilité, la paresse c'est d'agir sans se poser de questions, c'est de rompre le dialogue et de ne laisser que l'action.

-Ils auront le temps plus tard pour comprendre tout ça!

-Roh putain. Je savais qu'y'en avait partout mais j'aurais pas cru ici.

-... De quoi?

-Des cons!"

La Paix sur TerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant