I.

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Mai 1853, Londres

« Quelle tristesse !

— À son âge...

— On parle de son âge à elle ? Parce que lui...

— Oh il n'était pas si vieux.

— Et puis elle l'aimait tellement.

— Oui, c'est vraiment triste. »

Constance était au bord de la tombe de son époux, alors que les fossoyeurs commençaient à recouvrir le cercueil. Son frère lui tenait le bras gentiment mais fermement et essayait désespérément de l'éloigner de la fosse. Elle poussa un soupir à fendre l'âme et elle fut à nouveau secouée de sanglots. Le soleil brillait en cette belle journée de mai, les fleurs éclataient de mille couleurs et les oiseaux pépiaient de bonheur... autant d'affronts à sa souffrance, elle aurait voulu qu'il pleuve, que les fleurs fanent et que les oiseaux tombent du ciel pour accompagner son chagrin. Elle avait perdu l'amour de sa vie, jamais elle ne retrouverait le bonheur.

« Constance... la secoua doucement son frère, tu ne peux pas rester là éternellement, il faut que tu rentres.

— J'aimerais qu'on soit en Inde, Will, j'aurais pu me jeter sur le bûcher de crémation de mon mari, comme il est exigé des épouses là-bas. Je l'aurais fait volontiers. Si je pouvais, je me laisserais tomber pour me faire enterrer avec lui. »

William regarda sa petite sœur avec une inquiétude croissante, se rendant compte avec effarement qu'elle était sérieuse.

« Voyons, Connie, il n'aurait jamais voulu que tu fasses cela.

— On s'aimait Will ! Nous voulions mourir ensemble ou pas du tout ! s'écria-t-elle. »

Il se tut. Étant donné la différence d'âge entre les deux, il aurait fallu que sa petite sœur meurt bien jeune. Il poussa un soupir résigné, il resterait avec elle dans ce cimetière jusqu'à ce qu'elle veuille bien en partir. Heureusement, il faisait beau et doux.

« Je ne me remarierai jamais, William, déclara-t-elle soudain. Je porterai le deuil toute ma vie, au bout de deux ans je porterai peut-être du gris ou du mauve en plus du noir, mais je n'abandonnerai plus jamais ces trois couleurs. Je serai fidèle à la mémoire de Charles jusqu'à ce que le Seigneur veuille bien me ramener auprès de mon cher amour. »

Le jeune homme écarquilla les yeux et n'osa rien dire. Sa sœur était sans doute sérieuse, elle portait très bien son prénom, elle était très... constante dans ses sentiments et sa fidélité envers les personnes. Mais elle n'avait que dix-neuf ans et était d'une beauté à couper le souffle. Il entendait sans cesse ses amis faire des odes à ses cheveux d'or, ses yeux couleur du cognac traversé par les rayons du soleil, ses lèvres aussi roses que les pétales d'une fleur de cerisier, sa peau aussi pâle que l'albâtre, sa silhouette digne d'une naïade, sa voix aussi belle que celle des sirènes qui attiraient les marins... ses amis n'avaient aucune imagination, mais ils avaient tous fait semblant d'être tristes pour elle lorsqu'ils avaient appris qu'elle était veuve. Il ne savait pas comment elle ferait pour écarter tous ses prétendants une fois que ses deux années de deuil seraient passées. Vivrait-elle recluse à la campagne ? Dans un domaine reculé d'Écosse ? Tant qu'elle ne se convertissait pas au catholicisme pour rentrer dans un couvent...

Personne n'avait compris son union avec Charles Seymour. L'homme, qui avait vingt-cinq ans de plus qu'elle, n'était pas connu pour sa beauté, son intelligence extraordinaire, sa culture étendue ou pour une qualité quelconque à vrai dire... il passait pour quelqu'un de gentil. Comme tous les autres hommes, il était tombé sous le charme de Constance, lui avait sorti deux ou trois poèmes (sans doute de John Donne) qui avaient tourné la tête de la jeune fille puis elle avait déclaré qu'elle l'aimait et voulait l'épouser. Le vicomte et la vicomtesse de Claybourne n'avaient rien à reprocher au prétendant de leur fille sinon qu'il n'avait pas de titre, il était juste l'héritier en neuvième position d'un obscur comté d'Écosse. Il n'était pas bête, jouissait d'une fortune qui lui était propre et légalement acquise (on ne pouvait donc l'accuser d'être un coureur de dot puisque Constance en avait une conséquente), était attentionné envers leur fille et toujours très courtois envers eux. Malgré une certaine déception – ils auraient quand même préféré un jeune et beau marquis pour leur fille unique – ils avaient donné leur accord pour cette union, surtout par amour pour leur enfant de dix-sept ans qui paraissait si sûre d'elle ; provoquant par là le deuil de dizaines de jeunes hommes. Aux dix-huit ans de la demoiselle, le mariage fut célébré et personne n'eut à le regretter jusqu'au jour fatidique où Charles Seymour apprit tardivement et violemment qu'il ne tolérait pas les piqûres d'abeille. La mort fut rapide et publique – le couple se trouvait à un pique-nique mondain en compagnie de plusieurs amis lorsque l'insecte accomplit son méfait. Le docteur n'arriva que pour constater le décès.

La Constance ApprivoiséeWhere stories live. Discover now