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     — Si, si, je te jure !
     — Mais c'est n'importe quoi, Léandre. Tu es en train de me parler de quelqu'un qui a sauté d'une falaise, là.
     — Oui, c'est ça ! Je pense que c'était une fille, j'ai cru voir des longs cheveux...
     — Arrête ça, c'est complètement insensé.
     — Mais... Allô ? Allô ! Sonia !
     Mais c'était inutile, son interlocutrice avait raccroché. Le jeune homme poussa un soupir lassé, reposa le combiné à sa place et leva les yeux vers sa fenêtre qui donnait sur la montagne [...]. Il n'était pas fou, il avait bel et bien vu quelque chose chuter de la falaise, alors pourquoi refusait-elle de le croire ? Son regard descendit ensuite jusqu'au bosquet qui cachait le pied de l'imposante masse noire à l'ouest du village. Il aurait aimé y jeter un coup d'œil, mais la nuit était tombée depuis un moment déjà, et il devait se dépêcher de finir de faire les comptes de ses recettes d'aujourd'hui ; et oui, l'indépendance avait un prix ; tenir un magasin de vannerie seul n'était pas une mince affaire. Il aurait aimé que quelqu'un l'aide et fasse le point sur la question économique à sa place. Mais les habitants de [...] n'étaient pas bêtes : ils n'allaient pas troquer le bon temps en plein air qu'ils avaient choisi contre des heures monotones passées avec l'argent, aigreur de cœurs bien connu.
     Léandre Mimosa avait toujours aimé l'indépendance ; non pas pour prouver aux autres, mais à lui-même, ce dont il était capable. Depuis tout petit, il s'acharnait à tout essayer seul, quitte à mettre son pantalon à l'envers pour la fête de ses quatre ans, ou à se coucher toujours à des heures tardives pour finir ses comptes. Son indépendance s'était très vite transformée en solitude ; et alors que tout ses camarades d'une demi-douzaine d'années voulaient jouer et courir en permanence, Léandre Mimosa cherchait la solitude et le calme. Il s'était rapidement découvert un talent pour tresser et nouer des brins d'herbe, il avait trouvé mille formes à matérialiser et mille façons d'y parvenir, et il avait développé ce don tout au long d'heures silencieuses. Peu à peu, les fins brins d'herbe entortillés maladroitement en improvisation sont devenus des branches nouées avec une technique précise répétée machinalement. Et voilà que maintenant, c'était son travail. De toute façon, il n'était bon qu'à ça, faire des paniers et des maisons pour oiseaux, des décorations destinées aux enfants.
     Il n'avait pas une vie passionnante, il fallait se l'avouer.
     Et sur ces pensées, le jeune homme s'endormit, à même son bureau.

     Léandre Mimosa s'éveilla en sursaut, au son son strident du réveil resté dans sa chambre. Il bascula en arrière sur sa chaise et se cogna la tête contre le deuxième bureau ; qui servait de plan de travail, recouvert d'écorces et d'outils en vrac. Il poussa un juron et, comprenant qu'il n'était pas dans sa chambre, se dépêcha d'aller éteindre l'alarme. Alors, le souvenir de la veille lui revînt en mémoire. Il n'avait pas fini ses comptes, mais il pouvait bien aller jeter un œil, cela ne prendrait pas longtemps...
     Encore tout endormi, il s'habilla à la hâte — d'un épais jogging noir et d'un gilet gris pâle, ainsi que de ses bottines glauques — et sortit de chez lui. Le temps était chaud et sec en cette journée d'été, et les rares riverains qui s'étaient risqués à sortir par une chaleur pareille avaient beaucoup de mal à la supporter. Aussi, à peine eût-il fait un pas au dehors qu'il regretta d'avoir mis des vêtements aussi chauds. Mais bon, je n'en ai pas pour longtemps, se rassurait le jeune homme, appréhendant le reste du chemin. Il traversa le petit village, puis le bosquet de pins, sa peau tachetée par les ombres des feuilles sous lesquelles l'atmosphère était humide et agréable. Avant d'émerger, il hésita ; il allait certainement trouver un corps, le corps qu'il avait vu chuter ; écrasé sur le sol, dans une flaque de sang, pourpre sur l'herbe vert éclatant. Le jeune homme resta immobile un instant, et enfin, inspirant un un grand bol d'air, se décida à continuer son chemin.
     Léandre Mimosa émergea, retrouvant la chaleur étouffante de ce mois de juillet. Il jeta un regard méfiant autour de lui, mais il n'y avait rien à signaler. Enfin, pour l'instant, se dit-il.
      Il chercha, chercha encore, mais rien de particulier ne se montra. Pourtant, il en était certain, il avait vu quelqu'un sauter. Mais alors, pourquoi ? pourquoi n'y avait-il aucun corps, qui gîsât aux alentours ? Il resta là à explorer les lieux, longtemps, trop longtemps. Bientôt passa une, deux heures, et Léandre n'était toujours pas rentré. «Bon sang, songea-t-il, c'est une histoire à rendre fou n'importe qui !»
     Au bout de trois heures environ, il céda et s'assit, le dos contre un tronc massif au sortir du bois, vaincu, abattu. Il l'avait vu, de ses propres yeux, vu ! Alors, pourquoi ne trouvait aucune preuve à cela ? À présent, cette histoire à dormir debout mais pourtant bien réelle, il en avait certitude, occupait tout son esprit. Tout autre chose lui paraissait futile, puérile ; seule cette affaire méritait qu'on y pense ; seul ce sujet était digne de conversation.
     Il demeura ainsi toute la matinée, jusqu'à ce qu'un groupe de gamins qui s'étaient aventurés dans le bois pour jouer, le retrouve.
     — Hé, regardez !
     — Quoi, quoi ?
     — Y'a un monsieur !
     — Un monsieur ?
     — Oui, là bas !
     — Où ça ? Je vois pas !
     — Ah oui, là bas, à côté de l'arbre !
     — Mais où ça ?
     — Hé, Monsieur... !
     — Arrête, tu vas te faire gronder.
     — C'est bon, je le vois !
     — Mais attendez, c'est pas celui qui vend des trucs en bois, là ?
     — Bien sûr que non, moi je dis que c'est un sorcier qui va attaquer le village. Je pense qu'il faut rentrer et le dire aux adultes !
     — T'es bête ou quoi ? On n'a pas le droit d'être ici, si on le dit on va plus avoir le droit de sortir !
     Et ainsi continuèrent leurs chamailleries. Alors, l'un d'eux, celui qui semblait savoir qui il était, se détacha du groupe et s'approcha. Les autres essayèrent de le retenir par le bras, mais il insista. Tandis que le reste de la troupe les montrait du doigt et leur jetaient des regards mauvais, le garçon arriva prudemment près de Léandre. Lorsqu'il eût réduit la distance entre eux assez pour qu'ils puissent communiquer sans crier, il lança  :
     — Monsieur, pourquoi t'es pas au village ?
     Léandre considéra un instant le petit, puis rebaissa la tête, plongeant à nouveau ses pensées dans sa vision mystérieuse. Alors qu'un des enfants restés en arrière faisait un signe de croix avec deux bâtons ramassés par terre en maugréant continuellement des «Vaderetro Satanas !», le gamin reprit :
     — Ma mère m'a parlé de toi. Elle dit que ce que tu fais, c'est bien beau mais ça rempli pas la panse. Elle, elle travaille dur au champs alors que toi, tu passes ton temps à faire joujou avec des petits brins d'herbe.
     Léandre n'arrivait plus à se concentrer pour réfléchir ; il écouta donc ce que le petit lui disait.
     — Et puis ce matin, elle m'a dit que t'étais plus là. Elle voulait acheter un nouveau panier pour les récoltes, mais t'avais disparu. «Il a dû s'en aller parce qu'il était plus satisfait de notre village, il voulait retourner en ville, là les gens ils achèteront ses petites plaisanteries, et il pourra se faire de l'argent» qu'elle a dit.
     Sans vouloir se prendre pour l'homme parfait, Léandre pensait qu'il était plus apprécié que ça dans le village.
     — Alors, pourquoi t'es pas au village ?
     — Va t'en, gamin.
     La petite bande, terrorisée, prit ses jambes à son cou en criant. Cependant, le garçon qui lui avait parlé ne cilla pas, immobile.
     — C'est toi qui devrais t'en aller. Personne t'aime ici, tout le monde pense que cet endroit, il te suffit plus, cracha-t-il avant de s'éloigner sans se retourner.

Léandre MimosaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant