Depuis ma conversation avec Mr. Lloyd et la conférence que je viens de rapporter entre Bessie et Miss Abbot, j'espérais un prochain changement dans ma position ; aussi combien étais-je impatiente d'une prompte guérison ! Je désirais et j'attendais en silence ; j'avais recouvré ma santé habituelle ; cependant, il n'était plus question du sujet qui m'intéressait tant, Mrs. Reed arrêtait quelques fois sur moi son regard sévère ; mais elle m'adressait rarement la parole.
Depuis ma maladie, la ligne de séparation qui s'était faîte entre ses enfants et moi devenait encore plus profonde. Je dormais à part dans un petit cabinet ; je prenais mes repas seule ; je passais tout mon temps dans la chambre des enfants, tandis que mes cousins se tenaient constamment dans le salon. Ma tante ne parlait jamais de m'envoyer en pension, et pourtant je sentais instinctivement qu'elle ne me souffrirais plus longtemps sous le même toit qu'elle ; car alors, plus que jamais, chaque fois que son regard tombait sur moi, il exprimait une aversion profondément enracinée.
Eliza et Georgiana, obéissant evidemment aux ordres qui leur avaient été donnés, me parlaient aussi peu que possible. John me faisait des grimaces toutes les fois qu'il me rencontrait. Un jour, il essaya de me battre ; mais je me retournai contre lui, poussée par ce même sentiment de colère profonde et de révolte désespérée qui une fois déjà s'était emparé de moi. Il crut prudent de renoncer à ses projets. Je l'entendis raconter, d'un ton pleureur, que cette méchante Jane s'était précipitée sur lui comme une chatte furieuse. Sa mère l'interrompit brusquement :
- Ne me parlez plus de cette enfant, John, lui dit-elle ; je vous ai défendu de l'approcher ; elle ne mérite pas qu'on prenne garde à ses actes ; je ne désire voir ni vous ni vos surs jouer avec elle.
J'étais appuyer sur la rampe de l'escalier, tout près de là. Je m'écriai subitement et sans penser à ce que je disais :
- C'est-à-dire qu'ils ne sont pas dignes de jouer avec moi. Que dirais mon oncle Reed, s'il était là ? demandais-je presque involontairement.
- Mon oncle Reed est dans le ciel, continuais-je ; il voit ce que vous faites et ce que vous pensez, et mon père et ma mère aussi ; ils savent que vous m'enfermez tout le jour, et que vous souhaitez ma mort.
Mrs. Reed se fut bientôt remise ; elle me secoua violemment, et, après m'avoir donné un soufflet, elle partit sans ajouter un seul mot. Bessie y suppléa par un sermon d'une heure.
Novembre, décembre et la moitié de janvier se passèrent. Noël et le Nouvel An s'étaient célébrés à Gateshead avec la pompe ordinaire : des présents avaient été échangés, des dîners, des soirées donnés et reçus. J'était naturellement exclue de ces plaisirs ; toute ma part de joie était d'assister chaque jour à la toilette d'Eliza et de Georgiana, de les voir descendre dans le salon avec leurs cheveux soigneusement bouclés. Puis j'épiais le passage du majordome et du valet ; j'écoutais le son du piano et de la harpe, le bruit des verres et des porcelaines, au moment où l'on apportait les rafraîchissements dans le salon. Quelque fois même, lorsque la porte s'ouvrait, le murmure interrompu de la conversation arrivait jusqu'à moi.
Quand j'étais fatiguée de cette occupation, je quittais l'escalier pour rentrer dans la chambre solitaire des enfants ; quoique cette pièce fût un peu triste, je n'y était pas malheureuse ; je ne désirais pas descendre, car personne n'aurait fait attention à ma présence. Si Bessie s'était montrée bonne pour moi, j'aurais mieux aimé passer toutes mes soirées près d'elle que de rester des heures entières sous le regard sévère de Mrs. Reed, dans une pièce remplie de femmes élégantes.
On était au 15 du mois de janvier, l'horloge avait sonné neuf heures. Bessie était descendue déjeuner, mes cousines n'avaient pas encore été appelées par leur mère. Eliza mettait son chapeau et sa robe la plus chaude pour aller nourrir la volaille.
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Jane Eyre
RomanceDe Charlotte Brontë Orpheline, Jane Eyre est recueillie à contre-cœur par une tante qui la traite durement. Placée dans un orphelinat, elle y reste jusqu'à l'âge de dix-huit ans. Elle devient alors institutrice dans une famille et tombe passionnémen...