Londres

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Londres, 1884. Les cheminées envahissent le ciel gris, et répandent un brouillard jaunâtre sur la ville. Les couleurs ont disparu: tout est brun boue, ou rouge braise. Le bleu n'existe plus. Au fond de la ruelle la plus sombre du quartier le plus pauvre, une jeune fille est debout sur le trottoir. Elle n'a que 13 ou 14 ans, elle-même ne sait pas quand elle est née. Sa mère n'est qu'un souvenir flou, son père, elle ne l'a jamais connu. Elle est seule au monde. Sur le trottoir, elle est raide...

Oh la pauvre, une petite orpheline...

... sa main tord le torchon usé qui lui sert de robe. Il s'arrête au-dessus du genou, dévoilant ses jambes, maigres, qui émergent comme deux baguettes plantées dans un bol de riz, à Chinatown. Les os de ses épaules se dessinent sous sa peau translucide, on pourrait lui compter les côtes, si seulement...

Si maigre! Elle n'est pas obligée d'avoir l'air d'un squelette, non?

... si seulement elle enlevait sa robe. Ses yeux, perdus tout au fond de son visage, ses pommettes saillantes la faisait ressembler aux squelettes...

Mais non! Elle ne doit pas avoir l'air d'un squelette! Tu comprends rien, ma parole!

... aux squelettes qu'on dessinait, le soir d'Halloween. Qui s'approchait un peu plus pouvait distinguer ses lèvres, sèches comme le désert dans l'humidité perpétuelle de Londres, et ses pupilles vides de tout sentiment.

Vraiment? A ce point?

Si vides qu'en les regardant, on avait peur d'y tomber. Au coin de ses yeux s'amassaient des croutes jaunâtres, témoin de la saleté qui s'étendait sur tout le reste de son corps. Son nez était rougi par le froid, ses oreilles, à peine masquées par ses cheveux filasses, l'étaient aussi, elle tremblait et...

Ah non mais là ça va trop loin. C'est inhumain de faire des personnages aussi mal partis dans l'histoire. C'est quoi la suite? Il lui manque un bras?

... et le moignon de son bras gauche...

STOP! Je disais pas ça pour que tu le fasses! Arrête le massacre! Fais lui rencontrer un milliardaire qui la prendrait sous son aile, un ange tombé du ciel, ou donne lui une voix merveilleuse, j'en sais rien mais quelque chose de positif, au moins!

... le moignon de son bras gauche pendait lamentablement sur le côté.
C'était un jour comme tant d'autres...

Allez, c'est le moment où quelque chose de bien lui arrive, enfin!

... un jour comme tant d'autres où rien, absolument rien de bien ne lui arriverait, c'était sûr.

Pfff...

Elle était appuyée contre une façade pleine de poussière, mais tout de même plus propre qu'elle, et tentait de se rendre attirante pour attirer le chaland. Malheureusement, seul un aveugle ou un homme particulièrement désespéré pourrait s'arrêter pour elle. La plupart passaient simplement leur chemin avec un froncement de nez. Le peu de pièces qu'elle réussissait à amasser disparaissait aussi vite. Quelque fois, elle arrivait à s'acheter un fruit blet ou du pain rassis pour calmer sa faim dévorante, mais la plupart du temps elle se faisait simplement détrousser et était laissée seule, encore plus pauvre, encore plus laide, encore plus triste sur le trottoir.

Elle ne devrait même pas être vivante, je te signale. C'est inhumain, ce que tu fais vivre à tes personnages.

Un matin, elle était au bord de l'évanouissement, affalée sur la route à côté d'un tas de crottins fumants, lorsqu'un homme se pencha sur elle.

YES! Il va la sauver! Merci, merci mille fois de m'avoir écouté, et de sauver ton pauvre personnage! Tu vas voir, ça va donner une histoire du tonnerre! Je vois déjà la fin, elle belle comme un coeur, lui au sommet du romantisme, avec leurs enfants dans une magnifique maison victorienne...

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