Il était six heures, l'heure creuse, le café se vidait et Adeline ne pouvait plus entraîner sa vision. Cela ne semblait pas la déranger, son visage gardait sa tranquillité habituelle. En effet, elle avait trouvé une nouvelle occupation : son ouïe. Un poète se devait de se servir de ses cinq sens, une évidence.
Derrière elle, des bruits se faisaient entendre. Ils sortaient essentiellement de la cuisine. On percevait des bruits de verres qui s'entrechoquaient, de vaisselles frottées et les bourdonnements graves de la machine à café. Ses sons se transformaient en mots sur le cahier d'Adeline. Mots parsemés sur une page blanche, telle était la passion de notre amie."Les cuisiniers font un remue-ménage."
"Tapage des casseroles"
"tintamarre"
"Fruh, fruh, fait le bruit du chiffon en rencontrant le verre."
Et elle continuait d'écrire, inspirée par ce mélange de bruit. Il venait tâter son intérieur, et créait en elle un pincement au coeur. C'était étrange mais assez courant quand elle commençait à écrire et qu'elle prenait le temps d'écouter le monde. Seul-lui pouvait créer ces émotions chez-elle, aucun être humain n'avait encore réussi aujourd'hui. Enfin, elle n'avait jamais espéré qu'un être puisse le faire. Elle ne s'en était jamais donné la peine, le risque d'échec était trop important pour tenter cette action insignifiante. De toute façon, elle était satisfaite de sa situation actuelle. Le monde et les mots lui suffisaient. Elle s'épanouissait.
Adeline Marceau n'était pas seulement seule "amoureusement" parlant. Elle était seule, point. Peu de famille, aucun ami. Très tôt, elle s'était rendu compte que ceux-ci ne la comprenaient pas, que son point de vu et ses principes étaient trop éloignés des leurs. Elle avait donc agi mûrement, et les avaient laissés mener leur vie loin de la sienne. Aujourd'hui elle ne regrettait en rien ce choix, et pour tout vous dire, il semblerait même qu'elle l'ait oublié.
En cet instant, vous pourriez me demander de manière justifiée, "pourquoi veut-elle à ce point partager ces écrits, si c'est pour les partager à des êtres insignifiants qui ne la comprennent pas ?". Je vous répondrais alors qu'un combat se mène sans-cesse dans l'âme de notre écrivaine. Son amour des mots la dépasse et prend parfois possession d'elle, la poussant à faire des choses insensées. Et puis parfois, elle se laissait rêver aimer les autres. Non pas pour leur personnalité atypique, ni pour leur apparence séduisante, mais seulement pour leurs mots. Elle se laissait imaginer conquise par des phrases douces et lyriques, une voix qui tremblait de poésie et des yeux dévoilant la mélodie de l'astre soleil.
Ses pensées commençaient à divaguer, Adeline se reprit de justesse et massa ses tempes. Bon dieu, que ses pensées sont péchés, elle ferait mieux de continuer d'écrire. Inconsciemment, ses yeux cherchèrent l'oiseau disparu, comme un point d'attache à une émotion qu'Adeline avait vraiment vécue. Sa raison, son coeur et chaque particule composant la demoiselle savaient, elle se retenait de vivre. Il devenait urgent qu'elle ressente, ne serait-ce même qu'une seule émotion.
La porte du café s'ouvrit. Le cerveau d'Adeline sonna l'alerte, et la jeune femme poussa un soupir d'aise. Elle allait pouvoir reprendre son activité préférée, peindre portrait d'un être si différent d'elle. Et telle une prédatrice, son corps reprit vie et mit de nouveau en place son mécanisme de traque. Proie aperçue, cible validée. elle entreprit une description rapide de celle-ci, et nota quelques détails des plus basiques. C'était un homme, dans la trentaine-elle dirait trente-six ans-, avec une barbe de quelques jour mal taillée, une veste mélange moumouth-cuir, et une chemise à carreaux froissée. Tout ce qui lui déplaisait, mais son avis n'avait pas son importance ici. Ses cernes soulignées indiquaient sa fatigue. En quelques secondes, Adeline connaissait déjà cet homme. Sans doute un ouvrier vu ses mains fortes mais abimées et ses épaules robustes et tombantes. Un ouvrier qui avait du mal à finir ses fins de mois, car ses chaussures semblaient avoir vécues toutes les guerres et sa chemise prenait des teintes délavées. Un ouvrier épuisé, avec une situation financière difficile, et débordé par son travail et son métier, à la vue générale de son être-barbe de quelques jours, cheveux sales qui laissaient apercevoir du sébum en quantité et un sourire faux. Adeline aurait pu ressentir de la pitié et de la compassion envers cet homme, elle aurait peut-être même pu lui offrir un regard réconfortant, mais quand elle le regardait, elle ne ressentait rien. Son cur était vide, elle ne faisait qu'examiner. Puis son autopsie finit, elle ferma son cahier et se senti devenir très faible. Décrire cet homme épuisé l'avait elle-même fatigué. Et elle se prit à le détester de lui avoir transmis ses mauvaises pensées, ses mauvaises sensations. Alors, remplie de dégoût, elle s'enfuit du café sans oublier de laisser un regard mauvais à cet imposteur.
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Le temps d'un regard
Roman d'amourL'histoire d'une écrivaine qui ne ressentait rien. Ou presque.