Paris, bien après
L'homme avançait prudemment, circulant entre les tables rondes du café en prenant soin à ne rien renverser autour de lui. Il se dirigea vers la jeune femme qu'il semblait reconnaître et s'arrêta à deux mètres de sa chaise. Elle était sur le bord de la terrasse, un livre de poche dans la main gauche et une tasse de café dans l'autre. Il était quasiment sûr qu'il s'agissait de la même personne que sur la photo : les mêmes cheveux blonds et bouclés, ce nez fin et légèrement retroussé, des lèvres roses et des yeux bleus presque gris. Il toussa avant de prononcer son nom timidement et elle leva les yeux au bout du deuxième « Blanche ». Ses lèvres s'étirèrent en devinant l'homme qui se tenait devant elle :
« - Alan Phil ? sourit-elle.
- En personne. Blanche ?
Elle hocha la tête et se leva, claqua deux bises sur les joues ridées du vieil homme. Il s'installa sur la chaise qui faisait face à la jeune femme et commanda un café au serveur qui passait.
- Ravie de vous voir enfin ! Depuis le temps qu'on essaye de se voir. Désolée pour l'attente d'ailleurs, mais trouver un créneau qui nous convient à mon frère et moi c'est toujours compliqué.
- Il n'y a pas de mal.
- Il devrait arriver, d'ailleurs. Enfin j'espère, il est toujours en retard.Alan Phil avait un peu moins de soixante-dix ans. Il avait la peau brune marquée par le temps et le soleil, des paupières épaisses qui tombaient sur ses yeux noirs et des lèvres foncées qui ne semblaient toujours pas fatiguées de sourire. Ses deux incisives étaient écartées d'un millimètre et jaunies par le tabac. Il n'était pas spécialement bavard, parlait peu mais disait beaucoup de choses. Son avion avait atterri à l'aéroport Charles de Gaulle cinq jours plus tôt et il avait immédiatement cherché des journalistes pour écrire et publier son idée d'article. Les premiers (et les seuls) qui avaient répondu à ses appels furent Blanche et Roméo Delaunay. Les frères et sœurs s'étaient lancés dans le journalisme l'année dernière et on leur avait accordé une demie page d'un petit journal parisien méconnu. Cela ne payait évidemment pas le loyer d'un appartement à Bastille et ils travaillaient tous les deux parallèlement, elle dans une librairie et lui dans un bar. Quand ils reçurent l'appel d'Alan, ils sautèrent sur l'occasion : les articles publiés les deux derniers mois n'étaient rien d'autre qu'un bout d'interview d'un politicien méconnu sur le Brexit et un extrait de reportage sur l'enterrement d'une demie-célébrité.
Au moment précis où le serveur apporta son café, le téléphone de Blanche sonna. Elle glissa son doigt sur l'écran pour décrocher, dessina un « désolée » du bout des lèvres et s'éloigna pour prendre l'appel. Alan porta la minuscule tasse à sa bouche en regardant la jeune femme s'énerver à l'appareil. Elle raccrocha et revint sur la terrasse du café en reprenant son sourire.
- Mon frère était à Lyon, et en fait il y est toujours, il a raté son train et le suivant est dans trois heures... Enfin il n'est pas là avant un bon bout de temps, je suis vraiment désolée. Si vous êtes encore sur Paris demain matin nous pourrions nous arranger, ou quand vous voulez d'ailleurs, peut-être même ce soir...
Le vieil homme répondit de sa voix posée et rauque qu'il n'était absolument pas pressé et qu'il avait tout son temps.
- Mais si vous voulez vous pouvez quand même m'expliquer la raison de votre rendez-vous. Avec plus de détails qu'au téléphone, je veux dire. J'ai la journée devant moi également de toutes manières.
- Avec plaisir. Puis vous pourriez m'emmener dans Paris, c'est la première fois que j'y mets les pieds.
Elle acquiesça et se mit à énumérer de sa voix claire, fluette et presque enfantine les différents endroits où ils pourraient aller.
- Excusez-moi. Je suis bavarde. Venons en aux faits. Rappelez moi le sujet de l'article.
Il se racla la gorge, elle posa ses coudes sur la table et encercla son visage de ses mains.
- C'est à propos d'une chanteuse. Une chanteuse magnifique qui était très célèbre là où j'habitais.
- Vous la connaissez personnellement ?
- C'est beaucoup plus délicat que ça. Je la connaissais vraiment bien, mais il y a un bon bout de temps. Je n'ai cependant aucune idée d'où elle est aujourd'hui.
- C'est extrêmement flou tout ce que vous me dites. Vous pourriez me raconter toute l'histoire, plutôt.
- C'est extrêmement long.
- Vous n'êtes pas pressé.
Il lui sourit de ses dents écartées.
- Je suis né en avril 1951 dans la pièce qui me servit de salon les dix-neuf premières années de ma vie. Ma mère, Martha, avait déjà donné naissance à trois autres enfants : l'aîné, Chester, avait sept ans, Louisa cinq et Michelle deux.»
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Les cigales d'Alabama
Aktuelle LiteraturL'histoire d'un homme entre le racisme, l'amour et la musique. « Ils peuvent bien nous prendre nos pensées, nos droits et nos maisons, ils n'enlèveront jamais la musique. »