Dessin de couverture : Alberto Varanda
Je crois que j'ai commencé à me sentir vieux à quinze ans.
J'essayais de retirer ma dague du torse de mon chef, mais elle était profondément enfoncée et il me restait au mieux quelques dizaines de secondes pour terminer l'opération et prendre la fuite.
J'avais merdé. Grave. Je risquais de me griller mortellement auprès de la seule famille que j'avais jamais eue. Et je n'avais même pas voulu le tuer, à la base. Je n'ai jamais prémédité d'assassiner une personne de sang-froid pour mon propre compte. J'ai signé des contrats, mais c'était autre chose. Et à quinze ans, je n'en avais pas conclu beaucoup. Une dizaine tout au plus.
Mais là, j'avais ma dague toute poisseuse dans la main, ça glissait à cause du sang, je n'avais pas de prise et j'entendais déjà des bruits de pas derrière la porte. Dans quelques secondes, quelqu'un allait frapper. D'abord sur la porte, puis sur moi s'il me trouvait là.
J'ai posé le pied sur la cage thoracique de feu mon maître, enrobé le manche de mon arme avec son foulard, empoigné le tout et tiré comme une brute. L'effort m'a projeté en arrière, un flot de sang a noyé la chemise de ma victime, mais j'avais récupéré ma lame. J'ai poussé le corps derrière son bureau et sauté par la fenêtre.
Quand je me suis relevé, dans la ruelle, j'avais toujours le même âge, mais perdu dix centimètres en hauteur et gagné autant en largeur. J'ai croisé mon reflet dans une flaque d'eau sale avant de le brouiller pour m'y laver les mains. Petit, joufflu, rouquin. Ça me laissait au moins quelques heures pour disparaître, me débarrasser de mes vêtements tachés de sang et réapparaître ailleurs.
C'était la guerre. Je n'avais d'ailleurs connu que ça, moi. Le pays était ravagé, tout le monde manquait de tout et nous comme les autres, malgré la protection et les ressources de la guilde : quand le peuple gît, exsangue, que reste-t-il des patrimoines des plus riches ? Des miettes. Des débris. Rien qui permette aux voleurs de prospérer.
D'aussi loin que je me souvienne, on ne trouvait plus dans les bas quartiers que des enfants avec leurs mères, des invalides et des vieillards. Partout, des « recruteurs » passaient et on les craignait comme la peste. Chez les pauvres, ils raflaient tous les jeunes qui paraissaient assez forts pour tenir une arme, garçons ou filles. Ils placardaient des affiches dans tous les coins, des trucs grandiloquents qui expliquaient quelle gloire attendait ceux qui « servaient la patrie » et quels enfers subiraient les autres. Ça arrivait que quelques naïfs les croient et partent à la mort. Mais nous, les gamins des rues, on s'en foutait. D'ailleurs, on ne savait pas lire. On vivait dans la misère, le cul dans la boue et les genoux dans le caniveau, on avait les yeux des affamés, mais on connaissait la vérité : ceux qui allaient se battre clamsaient. Ou revenaient estropiés. Ceux qui rentraient, quand la folie ne les avait pas rendus mutiques, nous abreuvaient de récits tellement effrayants que la mort devenait enviable. Mieux valait déserter, ou encore ne jamais partir. Les seules qui pouvaient y échapper, c'étaient les femmes avec des bébés ou de jeunes enfants. Les autres, s'ils ou elles voulaient se soustraire aux drapeaux, n'avaient qu'une possibilité : œuvrer dans des usines et fermes pour l'« effort de guerre » dans des conditions de quasi-esclavage ou se dissimuler. C'était aussi à ça que servaient les guildes. Cacher. Donner à la fois un espoir d'éviter les affres de la guerre et une vie en dehors des caniveaux.
Inversement, quand on souhaitait se débarrasser de quelqu'un, il existait un moyen plus commode et moins onéreux que de le faire tuer : le signaler aux recruteurs. Mais le bruit courait qu'une fois qu'ils vous avaient mis la main dessus, vous pouviez tenter de leur graisser suffisamment la patte pour qu'ils vous oublient. Comment expliquer autrement que certaines grosses légumes n'aient pas été envoyées au combat et continuent à nous narguer dans leurs appartements de richards, derniers restes de fortunes évanouies ?
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Adjaï aux mille visages - Ceux qui changent
FantasyJe suis un changeling. Même si on dit « un », je peux être femme ou homme, selon mon bon vouloir. Je peux prendre n'importe quel visage. Le vôtre, pourquoi pas ? C'est très pratique, surtout pour mentir, tromper, voler, assassiner... C'est peut-être...