La Plume noire

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Peu à peu, je me suis donc bien accoutumée à la cité, à ses ruelles, à ses bouges, aux tronches de leurs habitués et je m'étais même fait deux ou trois potes avec qui picoler le soir. Sauf que je ne picolais pas dans ce genre d'endroits, faut pas déconner non plus. Si l'on prend goût à la pisse de rat qu'ils proposent dans les bouis-bouis de la basse-ville, déjà on devient plus ou moins aveugle en moins de temps qu'il n'en est nécessaire pour se retrouver sans le sou, mais surtout on y perd l'intégralité de sa cervelle. Donc, moi, je m'en tenais aux jus de chaussettes qu'on sert à ceux qui tolèrent de ne pas oublier leur chienne de vie un peu plus chaque soir. Petit à petit, je me suis approchée de mon objectif. Bon, il y a une chose à savoir à propos de la Plume noire, ça, j'avais fini par le comprendre, c'est que ce n'est pas vous qui les trouvez, ce sont eux.

En théorie, c'est très facile de contacter une guilde de voleurs, il suffit de se faire prendre, et pas par la milice. Si on vous chope à dépouiller le passant dans un quartier non autorisé, on vous envoie deux-trois balaises vous informer de l'illégalité de vos actes. Et ce qui est illégal pour une guilde, c'est simplement de marcher sur ses plates-bandes. La punition ? Ça dépend de votre attitude. Souvent, c'est de payer votre dette par votre travail. Et ce prix-là, c'est précisément celui dont je voulais m'acquitter. J'ai fourré mon museau juste assez loin dans leurs affaires pour attiser leur curiosité, ma chance légendaire a fait le reste.

Parmi mes potes, un seul m'avait déconseillé d'aller au rendez-vous que j'avais réussi à dégoter avec ce type qu'on appelait le « Roi de la fête ». C'était un autre changeling, on avait tout de suite eu des atomes crochus. Lui se nommait Edonir. Enfin, pour moi. Oui, parce que quand on peut se métamorphoser comme qui respire, on a aussi la très fâcheuse tendance à changer d'identité en même temps. Personnellement, j'ai complètement perdu le compte du nombre de celles que j'ai utilisées. Donc, un soir, en tapant le carton, Edonir m'a dit :

« Je s'rais toi, j'irais pas.

– T'es pas moi à ce que je sache. Pourquoi t'irais pas ? Tu serais pas un peu jaloux ?

– De quoi ? D'avoir rendez-vous avec un mec qui va t'envoyer au casse-pipe juste pour se marrer ? On compte plus le nombre d'andouilles dans ton genre à s'être retrouvées égorgées ou pire. C'est parce que j't'aime bien que j'le dis. »

J'ai balayé ses arguments d'un revers de main, en balançant au passage le contenu de mon verre, ce qui indiquait peut-être qu'en réalité, il me foutait vaguement la trouille. Mais j'y suis allée malgré tout. Au bout d'un moment, il faut savoir ce qu'on veut et si l'on se donne les moyens d'y arriver ou non. Donc, je me suis pointée chez ce type sous le visage de Lunë. Je lui ai sorti le grand jeu de la ténébreuse créature qui a plus d'un tour dans son sac et j'ai attendu de voir ce qu'il avait dans les tripes. J'aurais dû me douter de la réponse, hein, qu'est-ce que des tripes peuvent bien contenir, à part de la merde ?

Il m'a envoyée, en guise de test, faire la belle dans une famille de la haute. Une de celles dont tout le monde entend parler, ces cercles de nantis qui contrôlaient déjà à l'époque tout ce qui restait des commerces du pays. Moi qui rêvais de me sortir les pieds de la fange, j'étais servie. Robe coquette assortie à mon joli minois, me voilà en train de me faire passer pour une fille bien née en provenance d'une contrée lointaine. J'ai dû faire illusion deux heures, en étant optimiste. Deux heures bien rentabilisées, cela dit, puisque j'ai quand même réussi à rouler un patin au fils aîné et à lui piquer le contenu de ses bourses. Oui, toutes. OK, il était jeune, mais moi aussi. Ça lui a peut-être appris la méfiance, parce qu'après que je me sois barrée, les gens commençant à poser trop de questions, il a dû se sentir très, très con. Moi, je m'en foutais, j'étais restée le temps imparti sans me faire démasquer ni ficher dehors ni dénoncer à la milice, j'avais pu m'intégrer ni vu ni connu, j'avais réussi mon premier test.

Adjaï aux mille visages - Ceux qui changentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant