Chapitre 5

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Le 22 décembre 2007, à quatorze heures environ, il pénétra dans la petite ruelle ; la même qu'il avait si souvent parcouru. Le gris du ciel semblait se refléter sur les briques des façades, il y faisait plus sombre que nulle part ailleurs ; aux rares fenêtres pendaient de longs rideaux en dentelle, l'obscurité n'avait plus de recoin dans lequel se terrer, forcée alors à tourner en rond dans la ruelle comme un gros chat noir au visage fermé. Il était quatorze heures et pourtant, il semblait déjà être minuit : toutes les choses et tous les êtres étaient plongés dans une nuit éternelle.

Il devait être quatorze heures, il n'en était pas sûr ; il avait jeté sa montre sur la route. Les bruits de la vie lui étaient soudainement devenus insupportables ; ses pas semblaient résonner en de longues vibrations le long de sa colonne vertébrale ; une porte qui claque, c'est un coup de tonnerre qui l'aveugle soudainement ; et le miaulement d'un chat, c'était le long crissement des griffes qui déchiraient sa cervelle en mille lambeaux de douleur. Sa tête lui tournait, déchirée entre une souffrance paralysante et une nausée impitoyable. Puis même les tic et les tac de sa montre lui avaient fait perdre la tête. Il était embarrassé par l'idée du temps qui presse, du temps qui urge, qui hurle des ordres ; ce tic-tac, il le sentait creuser des galeries dans son poignet, chaque tic enfonçant une aiguille plus profonde que la précédente, chaque tac s'asseyant sur la douleur. Il avait simplement voulu s'arracher à ce tourbillon qu'il sentait choir en lui, qui embourbait ses pas dans des sables inextricables ; il avait arraché sa montre de son poignet, à demi-inconscient, et avait poursuivi sa route.

Il avait hâté ses pas, dans la ruelle ; il se sentait perdre pied, de plus en plus nauséeux ; les traits qui dessinaient la ville s'atténuaient peu à peu. Plusieurs fois, ses épaules avaient heurté quelque chose, un mur, peut être ; les murs poussaient-ils des hurlements ? Il avait alors lutté pour ne pas laisser son corps s'écrouler contre le sol gravé dans le plomb, d'une noirceur éclatante, qui semblait l'attirer comme la lumière attire les insectes ; les palpitations de son coeur tintaient comme mille coups de poignard. Mais il continuait à avancer tout de même, vrillé par le sentiment d'urgence. Supprimer sa propre douleur, pour en provoquer une plus grande : voilà ce qui le retenait de s'effondrer genoux à terre. Il n'était sans doute plus qu'une ombre aux grandes pattes arachnoïdes, qui rampait et se fondait entre les briques. Il élançait sa longue toile à mesure qu'il s'approchait, en fredonnant Carmen.

Puis soudain, après ce qui lui parut être une longue marche dans les ténèbres, la lourde porte en bois était là, face à lui, enfoncée dans les briques ; l'entrée avait alors l'apparence monstrueuse d'une petite bouche édentée au sourire béat. Soudain, toute sa nausée du monde, ce long évanouissement avait disparu pour laisser place à la plus claire lucidité. Comment ? Ses bras étaient lourds d'avoir porté les bidons d'essences tout au long du chemin. Qui avait glissé leurs anses entre ses doigts ? C'était donc de cela qu'il s'agissait, tout brûler. C'est une idée terrible, que le feu qui dévore ; le feu qui épure et qui dissimule. Il devait embraser tout ce qui restait de l'œuvre de Aristote ; jeter du sable aux yeux de ses frères. Il allait entamer le plus grand feu de joies de tous les temps, en l'honneur de la mort de son roi ! Il en pleurerait presque ! Ses yeux éblouis à l'idée de ces grandes flammes qui monteraient jusqu'au ciel, luisant déjà dans l'obscurité de la ruelle. Ce serait magnifique, la cérémonie funèbre la plus grandiose qu'on eût jamais vue.

Il sifflait en traversant l'étroit couloir, frôlant avec l'insolence du vainqueur les murs sans sourires. Ce n'était plus ces grands pans de tapisserie moisie qui avaient raison de sa peur quand il traversait chaque jour le couloir : c'était sa haine à lui, cette haine unique et viscérale, qu'il avait conçu seul et germé en son sein, qui à présent se déversait, dans un éclat unique, sur les murs agonisants. Tout l'édifice tremblait dans un long meuglement d'animal blessé. La porte d'entrée sembla s'ouvrir d'elle-même, sous le poids de son étrange aura, dans un long et sinistre grincement. La salle était bizarrement éclairée par une faible lueur bleutée ; les coins des tables et des chaises, dans l'ombre lunaire, prenaient des allures de monstres distordus, paralysés dans une silencieuse danse endiablée. Seul le comptoir dégageait une présence apaisante, sa surface polie avec amour luisant comme un petit soleil naissant. Il fit quelques pas nonchalants, qui résonnèrent dans un excessif fracas ; il posa les bidons d'essence à ses pieds, tout doucement, pour ne pas troubler le silence de ce lieu sacré ; et il contemplait. Il contemplait avidement toute cette immobilité dans le noir, et retrouvait dans ces formes des bruits de bouchon qu'on retire avec un grand « Aaah ! », des éclats de couleur rouge, cette sensation de graisse glissant sous ses doigts quand il passait la main dans les recoins négligés ; le velours un peu râpé des canapés, les petits fils qui pendaient de l'accoudoir gauche du fauteuil du fond ; les rais de lumière ténus que reflétaient les bouts de verre, les reliquats de tessons, nichés dans la moquette ; ces relents de fumée froide à l'arôme fort en bouche, qui suintaient des tissus et des murs eux-mêmes ; les ronds de verres qui collaient sous ses mains quand il s'appuyait sur le comptoir ; le rire de Aristide quand il racolait, grâce à son charisme flamboyant, les clients, qui venaient alors s'entasser à côté du comptoir.

Le ProcèsWhere stories live. Discover now