Chapitre 6

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Il était très exactement dix-huit heures et trois minutes quand je vissai mon derrière sur l'une des chaises inconfortables de la salle d'attente. J'avais regardé ma montre, comme un automatisme, bien que je n'en eus pas besoin : le tic-tac de l'horloge accrochée au mur en face de moi suffisait à me rappeler que chaque seconde s'écoulait avec une extrême lenteur. J'étais le seul à être encore assis dans cette salle, à cette heure-là ; je me tortillais maladroitement sur ma chaise, tentant de trouver une position dans laquelle je n'aurais pas constamment mal à la nuque.Tout avait été très vite, tellement vite que je ne parvenais toujours pas à comprendre comment ma mission avait pu déraper aussi vite. Vingt-quatre heures, Robert. En vingt-quatre heures, t'as foiré la seule enquête importante qu'on t'a confiée en pratiquement quinze ans. Chapeau. Je lissais la manche de ma chemise pendant une longue minute : mes mains étaient moites, et je me rendis compte que je frappais du pied par terre d'appréhension. Monsieur Le Villois allait me demander dans une minute, peut-être dix, peut-être allait-il tout simplement me faire disparaître ; je fixais la porte, m'attendant à la voir s'ouvrir d'un moment à l'autre ; et je commençai à me remémorer les évènements de cet après-midi pour oublier l'idée de la fuite.


Je m'étais levé très tôt, porté par une énergie que je n'avais pas ressentie depuis ... eh bien ... peut-être que c'était une première pour moi. Le Villois m'avait réduit à néant, et la nuit faisant son travail, je m'étais lancé à cœur perdu dans ce qui ressemblait fort à de la fierté mal placée. Je m'étais levé plus tôt que jamais, déterminé à prouver mes qualités d'enquêteur. J'habitais assez loin de l'Ostel ; une petite heure de marche dans la fraîcheur matinale ne m'enchantait pas, mais je partais quand même d'un pas décidé. Les rues étaient en plein éveil, et je ne croisais pratiquement aucun passant. Mon pas devint peu à peu mécanique, suivant le fil de mes pensées. Je ne pensais déjà plus à Aristide Le Villois, au meurtre, à l'absolu bordel qu'était mon enquête, quand je revis, sans y penser, son visage. Je revoyais les mouvements langoureux de ses yeux, qui n'avaient cessé de me dévisager lors du café que nous avions partagé. J'avais observé ses longues mains blanches rentrer et sortir des poches de son manteau pour prendre des cigarettes – Dieu, ce qu'elle fumait, cette femme –, des gestes emplis d'un mystère dont je n'aurais pu dire la nature ; après quelques questions d'une banalité effarante de ma part, sa voix profonde et rauque m'avait coupé la parole. Et sans le vouloir, j'avais passé l'heure et demi qui suivit à lui raconter ma vie, qui me parut tout à coup d'une richesse incroyable : j'avais parlé jusqu'à avoir la langue engourdie et sèche, âcre du café noir, jusqu'à m'arrêter, soudainement, abasourdi par le regard dont elle m'enveloppait. Alors seulement elle s'était levée, m'avait lancé un dernier regard, et avait tourné le dos sans dire un mot ; elle était à plus de dix mètres quand j'avais bondi et, dans un élan pathétique, avais crié : « Est-ce qu'on pourra se revoir ? ».

J'avais immédiatement rougi, embarrassé des yeux qui se tournaient vers moi ; ennuyé par le temps qu'elle avait marqué dans sa démarche. Elle observa un silence infini, qui me glaça jusqu'à l'os, moi qui regrettait déjà ma témérité. En tournant lentement la tête sur le côté, ses lèvres finirent par remuer d'une manière presque invisible, dans un murmure seulement perceptible de moi : « Je viens souvent ici. » Puis ça avait été tout ; elle avait disparu dans une rue ridiculement étroite, semblable à deux murs qui se touchent presque, tandis je revenais laborieusement à la réalité.


Je jetai mon mégot dans un caniveau, et fit les derniers mètres qui me séparaient du club. Un coucher de soleil magnifique inondait les murs de la ville et la transformait en cité enflammée, en un spectacle unique pour le marcheur insomniaque. Cette ruelle, curieusement, semblait rejeter la lumière ; les murs et le sol devaient probablement être fondus dans le plomb, ou une autre pierre à travers laquelle nul rai ne peut traverser. Instinctivement, je rajustai mon col et me frottai les mains, l'obscurité permanente de la ruelle la transformant en véritable couloir aux courants d'air. Les murs étaient décrépis et tombaient dangereusement en ruine. Je me demandais bien quel genre de type était assez fou pour ouvrir un club dans un endroit pareil, et quel genre de magouilles permettaient à l'Ostel de survivre. Je posai le pieds à neuf heures précises devant la porte.

Le ProcèsWhere stories live. Discover now