La tour était haute, pour sûr. Bien plus sûrement, d'ailleurs, le terme de hauteur ne suffisait pas à la qualifier. Son sommet se perdait parmi les stratocumuli, dont le dessous se colorait peu à peu d'un rose candide et innocent, tandis que le ciel se tentait d'or. Et la vieille dame de se hâter lentement, fastidieusement. Un fumet raffiné, parfum d'autres contrées, aux notes corsées et aux arômes de voyages lui parvint depuis le quatre-vingt-septième étage. Deux enfants passèrent dans un éclat de rire, l'un d'entre eux trébuchant avec légèreté sur la roue de son cabas, mais elle ne les remarqua pas.
Elle contemplait avec détermination les angles usés des marches de l'escalier en colimaçon qui montait sans monter, car sans fin. Elle n'osa pas se demander depuis combien de temps elle avait commencé sa fastidieuse ascension, ni ne tenta de s'assoir, l'espace d'un instant, le temps de sentir les derniers rayons réchauffer sa vieille peau de vieille dame. Elle avait bien trop peur de ne plus pouvoir se relever. Des portes numérotées apparaissaient régulièrement à sa droite, d'où filtraient parfois quelques bruits qui auraient pu lui paraître incongrus s'ils n'étaient pas devenus une part de son quotidien au fil des années.
« Sauf que l'ascenseur est en panne. »
L'ascenseur refusait de desservir les étages, et le technicien qui était en vacances... Et elle de les hisser prestement, sa carcasse et son cabas, marche par marche, pas à pas. Les néons s'embrasèrent un à un, depuis les entrailles de la tour, dans un grésillement silencieux. Ses pas se firent plus pesants et ses doigts filiformes glissèrent un peu sur la poignée orange du sac.
Les premières étoiles apparurent dans le ciel ; tout se fit plus silencieux. Plus solitaire. Et elle de cogner les roues de son cabas contre les contremarches, dans un clic cloc... clic cloc... constant. La vieille dame haleta, prit appui contre la paroi de verre et observa les kilomètres de vide qui la séparaient de l'asphalte luisant. Les lueurs de la ville, faibles, montaient à elle. Quelques étages plus haut, les nuages épais la narguaient avec flegme. La femme souffla un rond de buée sur la vitre et repris sa sempiternelle montée en se demandant pourquoi diable avait-on eu l'idée de construite des étages avec une hauteur de plafond de presque cinq mètres. Trente-huit étages plus hauts, elle contourna un jeune entrepreneur qui dormait sur le palier. L'étourdi ! Elle lui avait pourtant conseillé de faire un double de ses clefs... Après avoir fait quelques pas, elle regarda derrière elle. Prise de pitié, elle repositionna sa veste pour qu'il n'attrape pas froid, avant de reprendre sa marche monotone.
Dehors, à travers la brume cotonneuse, les lumières minuscules des aéronefs, qui disparaissaient bientôt dans les ténèbres constellées de grains de sucres, n'avaient de cesse de lui rappeler son arthrose. Et l'ascenseur qui refusait de monter, le technicien qui refusait de venir, et le serrurier qui refusait de gravir l'imposant escalier... Et la vieille dame, de tituber lentement, un pied sur l'autre, s'élevant peu à peu au dessus des nuages. Les secondes s'égrenaient dans un ennui songeur. Elle n'osa s'arrêter à un étage, sonner trois coups, frapper trois autres, et demander de sa vieille voix grinçante de vieille dame s'il eut été possible qu'elle dormît là une nuit.
« Je ne prendrai pas beaucoup de place... » aurait-elle dit.
Mais c'eut été inutile. Personne n'ouvrait jamais sa porte, et personne ne l'ouvrirait jamais pour laisser entrer le cadavre échevelé qu'elle était.
Le ciel lui apparut enfin, libérateur. Elle se laissa aller à une petite mélancolie passagère. La nouvelle lune laissait apparaître les constellations avec plus de chatoiement qu'en nul autre lieu, et un éclat fantasmagorique d'argent parait le tapis duveteux qu'elle surplomba bientôt. N'ayant de cesse de gravir l'escalier, elle regretta seulement de n'être jamais éveillée la nuit. Et le souhait d'observer l'océan du ciel par cette nuit particulière depuis son sofa de lui donner un courage juvénile, et la vieille de souffler d'un lent empressement.
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Pensées solitaires
RandomUn jour, un ressenti, une citation, une phrase, un texte, quelques mots pour exprimer la vie, la mienne, celle des autres et les choses de la vie.