Pensées solitaires

Chair et sang

    Je n'ai pas de grand-père mais trois grands-mères.  L'un se rompit le cou dans l'escalier quand j'étais petite. La première et dernière personne pour laquelle je pleurai. De l'autre, il ne reste qu'un album de photos brunies, et quelquefois l'évocation de son humour terrible par ma mère émue.

    Je n'ai plus de grand-père mais trois grands-mères, deux par le sang, une par le coeur. L'une voudrait me forcer à l'aimer, l'autre à aimer un homme qui n'est pas mon grand-père. La dernière enfin ne me contraint jamais à rien. Tout ce qu'elle me demande, j'y mets du coeur à l'ouvrage. Deux subviennent à mes besoins, l'une par richesse, l'autre par jalousie. La dernière encore ne m'offrit jamais rien, parce qu'elle n'était jamais conviée aux réjouissances où j'aurais souhaité ne jamais voir les autres. Je ne lui demandai jamais rien car je ne désirais rien sinon sa compagnie. Et si elle me donna je ne m'en souviens pas. Les choses matérielles ne m'ont jamais paru d'une grande importance au devant des souvenirs ; Car c'est peut-être encore ce que j'ai d'elle de plus tenace : des souvenirs.

    Deux m'apprirent à mépriser et craindre la différence : l'une était riche et crédule, l'autre pauvre et ignorante. La dernière toujours, m'expliqua à quoi tenait cette différence, car elle en était. Elles me donnèrent tout leur amour, mais elles en manquaient grandement. Elle, elle l'ignorait mais il était si vaste qu'elle put le donner à tous sans jamais qu'on en manque.

    Grands-mères de sang virent en moi une fille, de celles sans visage qu'on croise sans rien voir d'autre que ce sont des femmes. Un objet de coquetterie et de désir. Celle qui me tint en plus haute estime ne vit qu'une personne, qu'un enfant avec toute sa vie encore pour se construire.

    Je suis répugnée à l'idée de toucher les premières. C'est dans les bras de celle que l'on relègue au second plan que je trouve la consolation. Celle qui m'éleva comme la chair de sa chair, ma grand-mère de coeur et non de sang.