Le Pendentif

17 3 2
                                    

Moulins avait, au premier abord, un aspect des plus ennuyeux. Les adultes, dès 30 ans passés, vous bassinaient en long en large et en travers sur son côté historique fabuleux, mais à douze ans, Ana n'en avait rien à faire. Et bien qu'elle soit heureuse de voir ses grands-parents, elle aurait préféré qu'il s'agisse d'une autre ville... Une ville avec du monde, des activités, des amis... Ici, il n'y avait personne qu'elle puisse connaître ne serait-ce que de loin, et d'ailleurs, il n'y avait pas grand monde de toute façon, les rues étaient presque vides... Lorsqu'elle arriva à destination, en début d'après-midi, elle décida donc d'aller se promener seule, faute de mieux : en arrivant, elle était passée sur un pont surplombant la rivière Allier, et l'endroit lui avait semblé propice pour de belles photos. En dix minutes à peine, elle atteignit le quai, face au lit de la rivière dont les flots suivaient leur cour incessant. Elle se munit de son téléphone et passa bien une heure à cadrer, recadrer, zoomer, dézoomer sur l'appareil photo, en quête de points de vue approchant de la perfection pour obtenir les clichés les plus beaux possibles. Lorsqu'elle fut satisfaite de ses oeuves, elle retourna au banc pour s'y asseoir, et observa le cour d'eau. Elle eut la pensée soudaine que les rivières recelaient une certaine puissance : immenses, elles pouvaient procurer la douceur, le bien-être, en rafraîchissant les gens en période de canicule, elles pouvaient procurer sensations, peur, adrénaline là où son courant se transformait en rapides, mais elles pouvaient tout autant donner la mort... Elle se demanda si cette rivière-ci était l'une de ces rivières macabres qui avait reçu en offrande de multiples âmes... Accidents ou suicides : le résultat était le même pour la rivière. Elle frissona et décida qu'il était temps de s'en aller.
-Ana, l'accueillit son grand-père, un grand sourire au lèvres, assis sur son éternel fauteuil d'où il lisait son journal.
Elle lui rendit son sourire et vint s'installer en face de lui. Elle entendit dans la cuisine les voix de sa grand-mère et de sa mère qui discutaient avec ardeur.
-Qu'as-tu fais de beau, cette dernière heure ?
Son grand-père avait une voix profonde qui, malgré son âge, ne tremblait pas. Elle avait un timbre apaisant, et Ana se souvint du plaisir qu'elle avait à l'entendre raconter des histoires lorsqu'elle était petite.
-Je suis allée voir le pont, répondit-elle. Est-ce qu'il a un nom ?
-C'est le pont Règemortes !
En voyant que l'appellation ne lui évoquait rien, il poursuivit :
-Règemortes, c'est le nom de l'homme qui l'a construit. Louis de Règemortes. C'était un ingénieur réputé à son époque ! Notemment grâce à ce pont, dit-il avec un sourire.
Ana écoutait à moitié. "Encore un sujet barbant", pensa-t-elle en son for intérieur. Parraissant lire sur son visage l'ennui qu'elle éprouvait, il continua en riant légèrement :
-Mais je pense que cette partie de l'histoire du pont ne t'intéresse pas plus que ça... Je me trompe ?
Elle eut un sourire contrit :
-C'est que... Ce n'est pas que ça ne m'intéresse pas, tenta-t-elle de se justifier.
Mais il la coupa :
-Toi, tu n'as jamais été terre-à-terre, comme ta mère, affirma-t-il sur le ton de la confidence. Tu n'aimes pas l'Histoire inscrite et transmise, toi, tu aimes les histoires racontées, étranges, celles qui font rêver, celles qui sont... Mystérieuses...
Il insista tant sur ce dernier mot qu'Ana cru qu'il se moquait d'elle. Mais avant qu'elle ait pu lui demander plus d'explications, les deux femmes dans la cuisine entrèrent dans le salon, et son grand-père retourna à son journal en chuchotant simplement :
-Nous reprendrons cette conversation plus tard...

Ana dut attendre le lendemain pour que son grand-père se décide à reprendre son histoire. Sa grand-mère était partie faire des courses avec sa fille, et Ana resta seule avec son grand-père. Aussitôt qu'elles furent parties, il proposa à sa petite-fille d'aller se promener. Le soleil brillait au-dessus de leurs tête, les rayons leur apportant une douce chaleur. Ana ne mit pas longtemps à se rendre compte qu'ils se dirigeaient vers l'Allier. Il l'emmena sur la promenade qui logeait la rivière, puis dans un petit escalier qu'elle n'avait pas remarqué la veille. Il menait à un sentier à moitié caché entre d'épais fourrés, et ressortirent sur les berges de sable et de cailloux. Ils se dirigèrent aussitôt vers le bord de l'eau, contournant tous les buissons épineux qui recouvraient le sol. Enfin, le grand-père lui it signe de s'asseoir par terre ; ils faisaient ainsi face au pont.
-Connaissez-vous des histoires à propos de ce pont ? Ou de la rivière, demanda Ana en détaillant l'architecture. Pendant sa construction, ou après ; il y a déjà eu des inondations ?
Il lui sourit :
-Le lit à déjà débordé, plusieurs fois. Une fois lorsque j'étais petit, mais l'eau n'avait pas atteint ma maison. En revanche, elle avait inondé mon école ! Les cours avaient repris dans un autre bâtiment pendant que les réparations se faisaient !
Il émit un temps de silence.
-Mais ce n'est pas le plus extraordinaire, à propos de ce pont !
Ana se fit plus attentive.
-Lorsque j'avais à peu près ton âge, j'avais un ami très proche, avec qui je venait souvent m'amuser ici. Nous nous étions construit un repère avec des branchages, où nous entreposions tout un tas de trésors déposés par le courant. Des déchets, malheureusement mais aussi des objets tout à fait insolites : de vieilles casseroles, des bijoux et... Des épées !
-Des épées, s'emerveilla-t-elle.
-Et oui, nous en avions trouvé une entière, avec la lame et la poignée. Elle n'était pas trop en mauvais état, et paraissait vieille d'à peine quelques années lorsque nous l'eûmes nettoyée ! Une autre fois, nous decouvrime une lame d'épée, en plus mauvais état, rouillée par le temps. Mais elle coupait encore très bien ! Nous avions fabriqué comme nous le pouvions un manche avec du bois.
-C'est incroyable, murmura la jeune fille.
-Tu as raison, confirma-t-il, les yeux perdus dans ses souvenirs. C'était pour nous un jeu bien plus interressant que d'aller en cour. Or, une fois, nous ne sommes pas allé en cour. C'était la fin de l'année et il faisait un temps magnifique, comme aujourd'hui. Nous nous étions précipités vers la rivière. Et en passant près du pont, mon ami aperçut, loin au fond de l'eau, un éclat brillant. Intrigués, nous voulûmes aussitôt en avoir le cœur net. Nous avions tiré au sort qui de nous deux aurait l'honneur d'aller voir. Ce fut lui. Il plongea dans l'eau... Je le revois encore s'éloigner à grande brasse dans les remous... Arrivé au-dessus de l'objet, il hurla dans ma direction : "c'est un casque ! Tout brillant, il est neuf !". Je n'en croyais pas mes oreilles. Il plongea dans l'eau, et je retenais mon souffle en même temps que lui,attendant qu'il remonte. Bientôt, n'y tenant plus, je relachai mes poumons. Mais il ne remontait pas...
Le grand-père d'Ana arrêta son récit, le regard au loin.
-Il... Il s'était noyé ? Souffla celle-ci.
-Oh non. J'ai attendu de longues minutes, ne sachant que faire... Je suis retourné à notre repaire, espérant qu'il avait nagé jusque là. Ne le trouvant pas, je le cherchai sur les rives en hurlant son nom... Lorsqu'une demi-heure plus tard je revint à notre refuge, il y avait un jeune homme : c'était lui.
Interloquée, Ana le dévisagea, mais il continua :
-Il était vieilli. Son apparence n'avait pas changé, mais son regard. Il avait vu quelque chose qui avait transformé sa vision du monde. Il était assis sur la berge, trempé, un étrange pendentif autour du cou. Il représentait un poisson, taillé dans une pierre blanche au reflets verts.
En racontant cela, le vieil homme fouilla dans sa poche et en sortit un pendentif. C'était celui-là même qu'il venait de décrire. Tandis qu'elle le prenait pour admirer sa beauté, il expliqua :
-Lorsqu'il est mort, il y a maintenant huit ans, je l'ai récupéré.
Stupéfaite, Ana ne pipa mot. Quelle histoire étrange...
-Mais grand-père, murmura-t-elle enfin, ne sachant qu'en penser. C'est impossible... Incroyable...
Il rit sous cape.
-Oh oui, incroyable en effet. Il me raconta ce qui lui était arrivé, en me faisant jurer de ne pas le répéter. C'est pourquoi je ne te répéterai pas ce qu'il m'a dit. Ce que je peux te dire, c'est que ce n'était pas la première disparition. Avant cela, on avait déclaré de nombreuses noyades, bien que l'on n'ait jamais retrouvé aucun corps. Moi, je ne crois pas qu'ils soient morts noyés... Je crois qu'ils sont allé... Autre part... Là où mon ami était allé !
Ana en resta coîte. Son grand-père était fou... C'était absolument stupide et impossible ! Et pourtant... Elle n'avais jamais vu un pendentif tel que celui-ci... Il avait un éclat sans pareil, lorsqu'elle le touchait, il émanait de lui une douce chaleur, qu'elle hésitait à mettre sur le compte du soleil. Ce n'était pas le même type de chaleur... Bouche bée, elle le fixait, sans pouvoir rien dire. Elle sursauta lorsque son grand-père se leva. Il s'étira et regarda l'heure.
-Bien, annonça-t-il. Je crois que je vais rentrer ! Tu peux rester encore si tu veux, ce n'est pas pressé !
Elle acquiesça en silence, mais alors qu'il commençait à s'éloigner, elle s'écria :
-Si c'est vrai, qu'on dit vos parents ? Ou les autres personnes de la ville ?
Il sourire espiègle étira les lèvres du vieil homme :
-Personne ne s'en rendit compte. Comment le pouvaient-ils ? Nous avons gardé cela pour nous. Toujours.
Puis il se détourna, et s'en fut, la laissant là, seule avec ses questions.

AquallierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant