Un jour, dans les contrées lointaines de Caerdwyn, où toute l'absurdité de l'univers apparaît de manière si évidente, il se passa quelque chose de tout à fait banal.
La nuit vient de tomber sur le fort, brusquement, comme quand on mouche une chandelle. En réalité, ce n'est qu'à peine exagéré car on peut voir la lumière baisser à vue d'œil. Le fort est planté au beau milieu d'une plaine jaunie et brûlée par la chaleur, recouverte de champs de blé coupé. De loin, on dirait une île solitaire perdue au milieu d'un océan d'herbe sèche. En se rapprochant on peut voir un drapeau rouge et bleu orné d'un cheval argenté flotter doucement à la brise nocturne.
La nuit donc, est tombée. C'est une nuit de nouvelle lune, ce genre de nuit ou le lune (dans ces pays, lune est masculin, et soleil féminin.) pense qu'il peut se dispenser d'éclairer le monde nocturne. Dans la région de Natoliv, il ne peut pas se le permettre. Heureusement pour les humains, il restait toujours le feu pour les protéger des choses qui rôdent dans l'obscurité. Pour preuve, regardez les points lumineux qui s'échappent de la paroi en rondins du fort. Deux autres torches imposantes et dégoulinantes d'huile éclairent la porte massive de la construction, surplombée d'un grand panneau blanc ou est inscrit le nom de l'ouvrage : « forti Kristzof Kowalewski ». Du warszawskien. Une langue improbable, aussi impossible à prononcer qu'a écrire. Quelques mètres plus haut, dans un bureau bien décoré au cœur de la muraille en bois, un vieil homme en chemise de flanelle et aux cheveux gris est en train d'écrire à son bureau. Son uniforme rouge cerise rutilant, recouvert d'autant de galons et de médailles que pourrait en porter une petite armée, est posé sur le dossier d'une chaise avec le reste de ses vêtements. Sur une petite table, couverte de cartes et de lettres, est posé un tricorne en feutre noir galonné d'or. Cet homme, vous l'aurez deviné, est le commandant du fort Krist... Kriss... Du fort. Sa figure fière et noble, aux yeux cernés, semble toutefois travaillée par l'inquiétude. Mais penchons nous plutôt par dessus son épaule, pour lire ce qu'il est en train d'écrire.
« Fort Kristzof Kowalewski, 22 fructidor 1763
Ma très chère Ola,
Mon temps dans ce monde est compté. Rassurez vous je ne suis pas malade ! Du moins pas malade physiquement. Je regrette certains choix que j'ai fait, et maintenant, ces jours sombres reviennent me tourmenter. Je ne sais pas pourquoi maintenant, alors que nous avons vécu tous les deux en paix pendant quarante ans. Enfin, si je sais. C'est aujourd'hui l'anniversaire de ce jour funeste. En tout cas, je suis heureux de vous savoir repartie pour la capitale, Koblin. Je n'aurais pas aimé que vous me voyiez dans cet état déplorable. Concernant mon affaire, je dois vous avouer avec peine (car je sais que ça vous en causera à vous aussi) que je n'ai pas été honnête avec vous à propos de certains faits survenus durant ma jeunesse, juste avant notre mariage. Je ne pense pas mériter de pardon, et je ne le demande pas. Je vous prie toutefois de considérer à quel point j'étais jeune à l'époque, je venais d'avoir vingt ans ! Mais je vous passe les détails, par peur de vous paraître barban, et j'en viens donc directement au faits.
Comme je vous l'ai déjà dit, cela se passait l'année de mes vingts ans, en 1723 ; j'étais alors un jeune sous officier de l'infanterie de ligne, envoyé avec la 2e compagnie de mon régiment pour renforcer la garnison d'un fort et protéger la population alentour des créatures horribles et mystérieuse qui hantent les plaines et les plateaux désolés de Natoliv. C'était à l'époque du début de la colonisation, notre roi avait envoyé des colons réoccuper des terres fertiles abandonnées depuis des millénaires, et infestées de bêtes féroces. Selon la légende, le plateau de Natoliv a été autrefois le théâtre d'une guerre impitoyable entre des druides avides de pouvoir. Les déflagrations magique ayant transformé des animaux tout ce qu'il y a de plus banals en machines à tuer, le territoire se retrouva rapidement vide de toute présence humaine.
Nous étions alors au début de l'été et notre compagnie marchait des jours entiers sous la soleil brûlant dans les plaines asséchées qui s'étendent au pied des plateaux. Nous nous traînions dans des nuages de poussière, harcelés par des mouches, la tête penchée et le front ruisselant de sueur. Quand des paysans ou des coureurs des plaines nous regardaient passer, ils nous prenaient pour des sortes de morts-vivants, des fantômes grisâtres avançant laborieusement à travers la campagne. C'était seulement le soir quand la température baissait, que la fraîcheur nous rendait un peu de vie. Ainsi, après cinq jours de marche éprouvants à travers des champs de blé, puis un bourg habité par une cinquantaine de pionniers, nous avons fini par arriver au fort Kristzof Kowalewski, à l'époque flambant neuf. L'ouvrage était une véritable ruche, car la ville qu'il protégeait n'était pas encore très sûre à l'époque. On trouvait dans les réserves du fort énormément de provisions alimentaires, des denrées en tout genres, des outils et des pièces de rechanges, des armes... dans l'enceinte de la fortification vivaient aussi le forgeron, le médecin et le boulanger dans des baraques en bois, en plus de la dizaine de soldats que nous étions venu renforcer. Désormais plus de soixante dans des baraquements toujours trop petits, nous sommes retrouvés entassés dans un endroit exigu et malodorant. Je ne vous décrirais pas ce qui se passe dans un bâtiment ou sont enfermés plusieurs dizaines d'hommes adultes du point de vue de l'hygiène et du bouquet olfactif, vous n'avez vraiment pas envie de savoir. Enfin bref. La vie est alors devenue assez routinière : appel, salut au drapeau, exercice et repos. Après quelques semaines, aucun monstre dégoulinant de mucus n'ayant montré le bout de ses tentacules, le maire de la petite colonie a obtenu de notre officier que nous participions à la moisson, ce que nous avons fait en plus. Il était en effet vital pour eux de rassembler les récoltes avant que la saison de chasse commence. La saison de chasse des monstres. Les exercices que nous pratiquions quotidiennement ne visait pas tant à améliorer nos performances, qu'a nous rappeler que nous étions des soldats. La plupart de mes camarades étant des paysans, cela leur rappela la vie à la maison, mais moi, noble de naissance et d'éducation j'eus du mal à m'habituer. Après quelques semaines, j'obtiens de mon colonel d'être affecté à un peloton de garde du fort. Debout toute la journée, je voyais passer toute la société coloniale. Des paysans crottés les plus rustres aux rares nobles de passage insupportablement pédant, en passant par des bourgeois arrogants. Vous reconnaîtrez ici ma maladive misanthropie, j'en suis certain ! Vous m'en avez guéri ma douce amie, mais aussi d'une toute autre maladie et bien plus grave que la banale peur de mes congénères.
Un samedi de marché, alors que je somnolai dans la chaleur de midi, je vis passer devant moi une apparition incroyable pour le soldat désœuvré que j'étais. C'était une jeune fille, pas bien grande, d'à peu près mon âge et au visage étonnant. Elle avait une face ronde, aux joues rebondies et aux yeux assez enfoncés. Ces derniers avaient la couleur du bois de noyer et semblaient si profonds que j'ai cru m'y noyer. De sa physionomie émanait une impression étrange, comme un mélange de douceur et de joie moqueuse. Ce visage troublant et magnifique me fit frissonner et ne me lâcha plus pendant des jours. »
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Les colons de Natoliv
ParanormalUn fort, perdu au milieu des grandes plaines. À l'intérieur, un vieil officier raconte les évènements étranges qui se sont produit il y a des décennies...