1. L'inconnu

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Il était assis depuis plusieurs heures sur la banquette défraîchie d'un café de banlieue, situé dans un quartier que l'on pourrait qualifier de peu recommandable. Il était encore tôt dans la soirée, mais devant lui, une part de tarte aux pommes délaissée trônait sur une assiette blanche, entourée de quelques verres de bière et d'une tasse de café marquée par la trace de ses lèvres. Au-dessus du comptoir de bar, un vieux téléviseur crachotait la rediffusion d'une quelconque émission de divertissement qui ne l'intéressait guère.

Il fixait la jeune serveuse du nom d'Eun-bi, d'après le petit badge argenté qui trônait sur sa poitrine. Elle essuyait sans grande conviction un verre qu'elle avait dans les mains depuis plusieurs minutes ; la fin de son service était proche, tout comme l'heure de fermeture, et mis à part elle et ce client au regard insistant, l'établissement était vide.

Quelques minutes plus tard, alors que celles-ci s'étaient écoulées avec une lenteur exaspérante pour la jeune femme, l'homme se leva. Portefeuille en main, rapportant ses consommations, il s'assit au comptoir, déposant plusieurs billets devant lui.

Eun-bi fronça son joli petit nez retroussé, ce qui lui donna presque un air enfantin. Elle détestait les clients dans son genre. Pas de conversation, aucune gentillesse et un ton monotone qui avait tout pour l'énerver. Un sourire n'avait jamais tué personne, surtout à cette heure –ci. Elle l'avait pourtant resservi plusieurs fois pendant sa visite et il n'avait pas daigné lui adresser un mot. Elle posa son verre ainsi que son chiffon avec fermeté, prit les billets et les encaissa. En tendant sa monnaie à l'inconnu, la main de celui-ci frôla les doigts frêles de la jeune fille. Le geste était subtil, mais elle retira son bras vivement avant de le serrer contre elle, sur la défensive.

- Autre chose ? lâcha-t-elle froidement.

Les cheveux acajou, la vingtaine, son visage de poupée était déformé par la colère, son regard assassin s'étant ancré dans les prunelles du visiteur. Elle avait l'air exténuée et ouvertement renfermée sur elle-même, ce qui contrastait avec l'expression de l'homme, qu'elle ne réussissait pas à déchiffrer. La travailleuse ne savait pas non plus quel âge lui donner. De visage, il paraissait assez jeune, et il était incroyablement beau, mais son regard en disait bien plus. Il avait ce 'je-ne-sais-quoi' qui la perturbait grandement. Elle lui trouvait aussi un air un peu sinistre : il était resté assis là, pendant des heures, soit en l'observant directement, ce qui avait eu pour effet de la mettre mal à l'aise, soit en fixant à travers la baie vitrée peu importe quelle scène urbaine. Il portait un pull noir à la coupe un peu trop large, difforme, tout comme celle de son pantalon malgré sa carrure qui semblait imposante. Si son regard n'avait pas croisé le sien, la jeune serveuse aurait cru qu'il était... comment dire... Vide.

Il l'observa une fois encore, ses yeux s'attardant sur ses traits, tandis qu'elle soutenait son regard avec difficulté. Une vraie biche dans un monde de loups. Elle lui plaisait.

Le prédateur pencha la tête sur le côté, un sourire espiègle naissant sur ses lèvres. Il tendit quelques billets supplémentaires. Ce ne serait pas une proie difficile à convaincre.

- Vous avez l'air d'en avoir plus besoin que moi, Eun-bi...

Un dernier regard charmeur, des mots prononcés avec douceur et compassion et il sut qu'elle était tombée dans son filet.

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