Chapitre 1-Nauséeux

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Je passais devant les boutiques, indifférent, presque absent, lorsqu'un titre m'a interpellé.

« La Nausée »

Je suis resté quelques minutes sur le trottoir, immobile, à lire et relire ces deux mots. J'étais fasciné et dégoûté qu'un livre puisse traiter de cet état que la plupart des ouvrages préfèrent évincer. Dans les livres, peu de personnages pètent, vomissent ou ont la diarrhée.

Ce n'est pas séduisant, ce n'est pas vendeur, mais moi qui ai passé ma vie à avoir la nausée, je n'ai pu m'empêcher de me sentir appelé par ce titre qui mettait brutalement le doigt sur le problème.

Je suis entré dans la librairie, chose qui ne m'était pas arrivée depuis le collège où j'ai du acheter une dizaine de bouquins jamais lus. J'ai voulu m'emparer du livre, mais le type à la caisse, un minot pré pubère m'en a empêché.

« Attendez, c'est de la décoration ! Je vais en chercher un autre en réserve. »

Pendant qu'il s'affolait dans son placard, j'ai reniflé en regardant autour de moi. C'était une petite boutique qui empestait le chien mouillé, éclairée d'une ampoule trop vive qui ne manquerait pas de me filer un mal de crâne si je m'attardais. Il y avait d'autres clients, une mémé qui zieutait les magazines cochons et un gamin assis par terre, une pile de bandes dessinées à côté de lui. Le jeunot est revenu dare dare. Le livre qu'il tenait semblait provenir d'une autre collection, mais le titre était le même, alors peu m'importait.

« Quatorze euros quatre vingt dix neuf s'il vous plait. »

A la base, je n'avais pas vraiment l'intention de l'acheter, seulement de le feuilleter. Mais devant son visage niais, j'ai fouillé dans ma poche pour y trouver deux billets de vingt. Il m'a donné le change et je me suis dépêché de sortir car la grand-mère venait de prendre place derrière moi et son parfum trop suave m'écoeurait au plus haut point.

En quittant la boutique, j'ai regagné le trottoir détrempé. Je voulais rentrer chez moi.

Avant ça, il me fallait reprendre courage, et les transports en commun.

C'est la même routine, mais désormais je ne suis plus obligé de travailler alors je m'épargne autant que possible les odeurs des autres. Personne ne sent son propre fumet, hélas celui du prochain m'arrive en pleine tronche et retourne mon estomac. Les transports en commun sont le pire endroit pour un type délicat du pif. C'en est venu au point où je dois absolument vivre seul. Mon psy pense que c'est davantage psychologique que réel. Pour lui, je ne suis pas un Nez, comme ces types qui bossent dans les parfumeries et c'est tant mieux. Plutôt me tuer qu'aller travailler là bas.

Je retins mon souffle autant que possible en entrant dans la rame du métro. Il n'était que neuf heures alors il n'y avait pas trop de monde. Tout se passait bien.

Sans m'en rendre compte, je malaxais nerveusement le livre. C'était la première fois que j'en achetais un de ma propre volonté. J'avais du mal à croire qu'il soit vraiment à moi.

Le trajet jusqu'à la maison était encore long, alors j'ai lu la quatrième de couverture. 

"Donc j'étais tout à l'heure au Jardin public. La racine du marronnier s'enfonçait dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c'était une racine. Les mots s'étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs modes d'emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface. J'étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et noueuse entièrement brute et qui me faisait peur. Et puis j'ai eu cette illumination. Ça m'a coupé le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je n'avais pressenti ce que voulait dire « exister »"

Je fronçais les sourcils. Qu'est ce que la nausée avait à voir là dedans ? Et au moment où je m'apprêtais à l'ouvrir, un sans abri pénétra dans le métro, juste en face de moi. Il empestait l'urine, la saleté et le vomi. Ma gorge s'est serrée. Je n'allais pas pouvoir tenir.

Il saisit la barre, hagard, de son immonde main brune et crasseuse. J'étais assailli de toute part par son odeur trop invasive. Je me suis trouvé mal immédiatement. Sans le vouloir, j'ai jeté un coup d'œil à ma nouvelle acquisition, et à nouveau, le titre m'a sauté à la figure. La Nausée. J'avais la nausée. J'ai laissé échapper un haut le cœur bruyant qui a fait sursauter plusieurs passagers en me pliant en deux.

Heureusement, le métro a ouvert ses portes au même moment. Je me suis précipité à l'extérieur, bousculant les personnes qui patientaient sur le quai.

J'ai mis un moment à me calmer, les jambes flageolantes et les larmes aux yeux. Puis, j'ai pris la décision de rentrer à pied. Au moins à la surface, les odeurs ne durent jamais très longtemps.

En poussant la porte qui menait à mon appartement, j'ai éprouvé un soulagement sans pareil. Enfin protégé des senteurs, du bruit, de la lumière. Je me recroquevillais sur moi-même, dans mon cocon. Je suis demeuré longuement sur le plancher, prostré mais apaisé, à l'abri des agressions.

J'ai fermé les yeux en respirant profondément, comme pour soigner les blessures qui venaient de se rouvrir, chassant les douleurs ravivées par de vieilles plaies mal cicatrisées.

Pendant tout ce temps, je n'avais pas lâché le livre. Prudemment, j'ai osé poser mes yeux une nouvelle fois sur le titre. La Nausée m'heurtait beaucoup moins quand je ne la ressentais pas dans mon corps. La distanciation aidait à diminuer le mal.

J'ai fini par me relever. Il était dix heures passé et j'avais déjà faim. Je ne pouvais plus manger au réveil, alors je me retrouvais rapidement affamé. D'habitude, j'attendais midi afin de rester dans un rythme sois disant bon pour mon corps.

Tant pis, je décidais de finir ma boite de haricots verts. J'en profiterai pour commencer ce fameux livre. Tandis que le micro onde ronronnait comme un chaton, je jetais un coup d'œil au répondeur. Rien du tout.

A force de ne plus jamais vouloir sortir, les gens finissent par vous oublier, et c'est douloureux, bien que compréhensible. Seulement, je ne peux plus. Leurs odeurs de cigarette, d'alcool, leur haleine, leur transpiration...

Ce n'est pas plus mal.

Un petit son strident me ramène sur Terre. Les haricots sont prêts.

Je dresse la table et m'assieds bien droit, mon livre en vue. Piquant les légumes de ma fourchette, je caresse la couverture. Elle est lisse, bien lustrée. Ironique, avec un tel titre. Après avoir pris une grande inspiration, je l'ouvre et découvre la première page.


Mouche à viandeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant