Je suis furieux. Comment peut-on faire quelque chose de si criminel ?
Je ronge mon frein depuis une demi-heure après avoir fini le bouquin. Qui que ce soit Jean Paul Sartre, dont le nom m'évoque vaguement des souvenirs scolaires, il n'a rien compris.
Un littéraire s'étoufferait dans son orgueil en me contestant, il me dirait que je suis celui qui ne saisit pas les bienfaits grandioses d'une telle œuvre, mais je m'en fiche. Ça ne me va pas, je suis furieux.
Comment ose t-il appeler son livre « La Nausée » quand il n'en parle même pas ? Quand tout ce que fait son héros consiste à se plaindre de la vie ? Sait-il au moins ce qu'est la nausée ?
Je suis tant en colère que mes yeux me piquent de larmes frustrées. Ce n'est pas du tout la nausée. Cette incompréhension du monde, cette existence vide de sens et ce dégoût à l'égard de tout est loin, très loin, de ce que suscite une vraie nausée.
Cet Antoine Roquentin, et Jean Paul Sartre, connaissent ils réellement la gorge qui se serre d'elle-même ? Ont-ils éprouvé une sensation si vicieuse qu'elle vous retourne l'estomac et vous flanque le tournis, des années durant, plusieurs fois par jour ? Se sont ils réveillés toutes les nuits qui ont suivies, malades et nauséeux, non pas à cause d'un élément concret mais de souvenirs ?
La nuit est tombée désormais, et je me sens presque injurié. Est-ce là la vision que les gens ont de la nausée ? Ceux qui ne la rencontrent qu'en de rares occasions ? La nausée m'a empoisonnée, moi et beaucoup d'autres, pourtant on ne l'évoque jamais. J'ai envie d'en faire une vraie définition, une suite de mots mettant exactement le doigt sur ce que je pense d'elle, et ce que j'ai éprouvé en l'ayant auprès de moi des mois et des mois durant, comme une tique vicelarde, le dard planté dans ma nuque.
La nausée n'est pas que l'apanage des petits bourgeois en crise existentielle. Elle frappe tout le monde et imprime son sceau en chacun de nous. J'aurai la nausée toute ma vie.
Pour une fois, je sais exactement par où commencer, au contraire de beaucoup d'ouvrages qui débutent en se questionnant sur l'élément déclencheur.
Je sais parfaitement ce que je veux dire, et ce qui sera inscrit à la première page.
Je m'appelle Valerio Duranti, ex patrouilleur autoroutier. Après avoir accompli les seize années obligatoires d'école, j'ai souhaité arrêter mes études pour apprendre un métier, comme mon père. Passer la journée assis me gonflait, et puisqu'on répétait que le bac n'assurait aucun avenir, je ne voyais pas l'intérêt de le passer.
Ma mère n'était pas cet avis et mon père s'est rangé à sa décision. Il adoptait souvent un ton méprisant et un regard tout aussi dur pour ces petits bourges qui sortaient à seize heures trente de la fac dont il retapait le sol, mais je crois que c'était plutôt de la jalousie, et aussi de la curiosité. A table, il citait régulièrement les bribes de cours qu'il saisissait au vol.
Aussi, mes parents ont tranchés. Je continuerai l'école jusqu'en terminale, et même au-delà. Un bac ES plus tard, je m'orientai vers un CAP gestion des déchets et propreté urbaines. C'est là qu'un ami de mon père a suggéré que j'intègre une société d'autoroute. L'une de ses connaissances y travaillait et l'on y recrutait pour maintenir l'entretien des routes.
Sur ses conseils, j'ai postulé.
Mes premiers jours là bas ont été tranquilles et ceux qui ont suivi aussi. Enfin, aussi tranquille que peut être une journée de travail sur l'autoroute, dans le bruit, la chaleur et le danger. Je me suis bien entendu avec l'équipe, essentiellement masculine il faut le dire. On nous mettait par binôme pour patrouiller sur une portion de route définie, collecter les déchets, les animaux morts, signaler les dysfonctionnements et autres anomalies au poste de contrôle.
J'imagine que ce n'est pas le métier qui laisse le plus rêveur, mais je n'en ai connu qu'un et au moins celui-ci me permettait d'être financièrement indépendant.
Je me suis déniché un petit appartement que j'ai partagé avec les diverses filles que j'ai fréquenté, je sortais le vendredi soir en compagnie de mes collègues.
A force, j'ai fini par connaître l'autoroute comme ma poche, à y voir les subtiles différences entre différents tronçons de béton que les voyageurs ne remarquent jamais. Au bout de deux petites années, je me sentais comme chez moi aux aires de repos, j'avais mes habitudes, mon entourage, un quotidien.
Dans l'équipe j'avais quelques bons amis, mais je m'entendais relativement bien avec tout le monde. Toutefois, je n'avais jamais parlé à Leonas.
Leonas Kazlauskas, selon son badge. Un nom que je ne suis jamais arrivé à prononcer correctement.
Je ne sais pas quand il a débarqué. Mais à mon arrivée, tout le monde s'est montré chaleureux et accueillant avec moi, tandis que personne ne lui parlait malgré son apparente ancienneté. Je n'y ai pas prêté attention, trop occupé à faire mon trou, à m'intégrer, à trouver ma place.
C'était un immense type, très haut, large comme une armoire. Il ne parlait pas et sa solitude semblait lui convenir. Il avait toujours l'air d'être d'astreinte et en attendant d'être appelé, sitôt ses affaires posées, il s'entraînait dans la salle de repos. Pompes, tractions, gainage, il ne faisait que ça, apparemment infatigable.
Il avait un physique très dur, de grandes paumes aux longs doigts qui auraient pu aisément broyer les vôtres en une simple poignée de mains, des mâchoires puissantes et des bras sur-développés. A cette description, vous pourriez penser qu'il avait tout de l'athlète séduisant, mais c'est faux. Leonas n'était pas beau. Non pas que nous fussions des top modèles en comparaison. Toute société a son lot de gens aux faciès plus ou moins disgracieux et Leonas n'était pas des chanceux.
En plus de sa silhouette impressionnante, presque effrayante, il avait un visage qui détonnait. Au lieu d'une expression que l'on aurait imaginé fermée, sérieuse, presque antipathique, il arborait une figure gentille, curieuse, à mi chemin entre la candeur et la bêtise. A cause de cette différence entre lui et le reste du monde, d'une part à cause de son physique hors norme, et de l'autre par son caractère étrange qui émanait de ses traits, Leonas était mis de côté.
Il intimidait les autres, les repoussait, parce qu'il n'avait pas l'air comme la plupart des gens. Je n'ai pas fait d'efforts pour l'inclure, et je n'aurais sans doute jamais essayé de le comprendre, si le destin ne m'avait pas mis sur sa route. Ou s'il ne l'avait pas mis sur la mienne.
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Mouche à viande
Fiction généralePatrouilleur autoroutier, Valerio Duranti doit faire équipe avec le plus étrange de ses collègues, un jeune homme à l'odorat phénoménal. Hélas, ce don pourrait bien les amener à faire de macabres découvertes... jusqu'à la nausée.