La faucheuse

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Il est minuit. Les douze coups sonnent au clocher de l'église de Malestroit. Cette église, où j'ai compris il y a quelques heures, devant le cercueil de Robert, que je suis veuve. Définitivement veuve. Cette bâtisse est à la fois romane et gothique. À son image, notre couple était solide et gai.

Je ne suis pas encore couchée. Je n'ai pas sommeil. À quoi bon rester au lit les yeux grands ouverts ! Alors, je range. Enfin, j'occupe surtout mon insomnie. J'essaie de mettre de l'ordre dans ma tête et dans ma maison.
Je veux faire de la place. Je ne laisserai pas cette vilaine besogne aux enfants quand je partirai à mon tour. La difficulté consiste à ranger sans avoir l'air de me débarrasser.
Pour ses chaussures et ses vêtements, je téléphonerai à Emmaüs.
Il conservait depuis notre mariage son hebdomadaire favori, comme son père l'avait fait avant lui. Ça en fait du papier imprimé ! J'en parlerai à Denise. Elle est bibliothécaire à Vannes. C'est grâce à elle que je ne m'ennuie jamais : il y a tant de livres à lire ! Des nouveaux, des anciens, des classiques, des raretés !
Je donnerai ses boules de pétanque à Marcel, c'était des gagnantes, qu'il disait Marcel !
Quant à ses cent quarante casse-noix, personne n'en voudra ! On ne collectionne plus guère de nos jours. Les logements sont si petits ! Je pourrais peut être les vendre au prochain vide-grenier ? Mais les gens risquent de penser que je liquide les biens de Robert, que je m'enrichis sur son dos, que je le tue une deuxième fois...
Les lunettes et les appareils auditifs retourneront chez l'opticien-audioprothésiste. Ça pourra être toujours utile à quelqu'un.
La cave est pleine de bouteilles que je ne boirai jamais. Je les proposerai bien sur un site de vente en ligne entre particuliers, mais je n'ai aucune idée de leur valeur.
Que va devenir son vélo ? Lui qui a connu tous les circuits locaux : le canal de Nantes à Brest, la balade dans le maquis de la résistance bretonne, la vallée de l'Arz depuis les hauteurs de Molac jusqu'à la rivière avec son réseau de moulins à eau, l'ancienne voie ferrée de Guipry-Messac à Ploërmel ! Et tant d'autres encore qu'il n'a sûrement pas oubliés !
La bassine à confiture fera le bonheur de Maryse et René. Ils créent un verger dans l'ancien jardin de ses parents à elle. Il faut être deux pour préparer et cuire les fruits, mettre en pots gelées et marmelades, et surtout déplacer le récipient en cuivre qui pèse un âne mort !

Ding-dong !

On sonne à la porte ! À cette heure-ci ? Qui ça peut bien être ? Je m'approche de l'entrée. Chocolat, se glisse entre mes jambes. Ce chat noir est toujours aussi fureteur. Il aurait été plus heureux dans une conciergerie. Ici, les visites sont rares et répétitives ! Je regarde par le judas. Je discerne une femme entre deux âges, avec une grande cape noire à capuche. Il faut bien ça avec la tempête de cette nuit. C'est peut être une insomniaque de Malestroit mais je ne la reconnais pas. Alors, je crie à travers le bois massif :
— Bonsoir, qui êtes vous ?
— Bonsoir, je suis la faucheuse...
— ... La mort ? Ah, mais c'est que je ne suis pas prête !
— (Soupir) Je sais, c'est ce qu'on me répond à chaque fois.
— Peut être, mais vous venez d'emporter mon mari, il y a trois jours, et maintenant il faut que je range ses affaires. Revenez, disons... dans un mois. Je pense que j'en aurai fini.
— Ce n'est pas possible ! Vous êtes sur ma liste du jour. Vous comprenez, moi j'ai des noms et il faut que je remplisse mon quota !
— Oui, je comprends. Mais je pourrais peut être échanger ma place avec quelqu'un qui n'est pas à un mois près ?
— Faut voir...
— Mais, entrez donc ! Il fait un temps de chien et puis, on va attraper une angine à s'égosiller pareillement ! Ôtez vos vêtements trempés. Asseyez-vous, j'allume la bouilloire. Vous avez besoin d'une boisson chaude. Et moi aussi !

Sa cape dégouline dans la baignoire. Ses chaussures sont bouchonnées sous le radiateur. Elle est assise dans le fauteuil de Robert, une tasse à la main. Elle consulte sa tablette. Moderne, la faucheuse ! Chocolat ronronne, lové à ses pieds. Nous cherchons, dans les listes quotidiennes, un patronyme qui me serait familier.
— Ben, non, je ne reconnais personne ! Comment on pourrait faire... Ce ne serait pas plus simple de prendre quelqu'un au hasard, quelqu'un que je ne connais pas ? Mais j'y pense, pourquoi pas la personne qui me lit ?!

Sous ton litOù les histoires vivent. Découvrez maintenant