Nos âmes entrelacées

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Cinq ans. Ava avait cinq ans quand tout bascula.

Ce jour là, elle comprit pour la première fois dans sa courte existence qu'elle n'était pas seule. Et qu'en réalité, elle ne l'avait jamais été, et qu'elle ne le serait jamais plus. Ce jour-là, elle le rencontra.

Depuis sa naissance, des images vagues, des sons indistincts, étrangers, s'invitaient chaque nuit dans ses rêves. Avec le temps, ces lambeaux étaient devenus plus vifs, plus précis. Plus... conscients. Les sons s'étaient mués en voix et en phrases, les taches colorées en visages. Alors, la fillette, du haut de ses cinq ans, comprit que c'étaient des souvenirs. Les souvenirs d'une autre personne.

Ce jour-là, elle comprit qu'un autre peuplait son esprit, que cette petite étincelle nichée dans un recoin de ses pensées était une porte ouverte sur la conscience de quelqu'un d'autre.

Ce jour-là, pour la première fois, elle entendit sa voix. Alors tout bascula.

*****

Le soleil transformé en corolle incandescente disparaît dans une mer devenue sang sous les rayons écarlates, embrasant le ciel d'un camaïeu de couleurs chaudes. Étendue sur mon lit, je contemple la cité s'enflammer par l'embrasure de la fenêtre ouverte. Appesantie par la chaleur de cette fin de journée, à peine dissipée par l'air moite qui rampe sur mon visage, je goûte au spectacle incarnat qui ensanglante le paysage.

J'entends soudain mon cœur s'affoler dans ma poitrine. La sensation familière de ta présence à mes côtés est si prégnante que je sens ton torse venir se lover dans les courbes de mon dos, tandis que tes bras enlacent mes épaules. Le souffle de ton rire chaud et cristallin vient chatouiller ma nuque, et tes mèches rebelles taquinent ma joue, aussi sombres et délicates que des plumes de corbeau. Ma voix s'envole, un souffle, presque une prière, qui glisse le long de ce fragile rêve pour ne pas le briser : "Delio..."
"On me réclame ?" me répond ta voix, malicieuse et tendre. J'esquisse un sourire, savourant tes intonations gourmandes, presque chocolatées, parsemées d'inflexions piquantes, aussi acidulées que du citron. Son écho effleure mes tempes, faisant résonner une bouffée de souvenirs. Mes vingt ans défilent sous mes paupières : les dortoirs de l'orphelinat, les bancs de l'université, les rayons de la bibliothèques, les pages d'un livre à la cafétéria, et en fond, la masse confuse et indistincte de tous ces visages qui sont passés dans ma vie sans jamais s'y fixer. Une vie sans attaches, sans amis, sans famille d'aucune sorte : et pourtant, jamais une vie de solitude. Grâce à toi.

" Tu es sûr que ce n'est pas une voix dans ta tête ?" je rétorque, taquine. Ton rire éclate dans ma tête comme une bulle fraîche et vitaminée, me contaminant aussi.

Delio. Je te connais depuis ma naissance, mais je n'ai pris conscience de ton existence qu'à mes cinq ans, quand j'ai entendu ta voix pour la première fois. Tu as pris ta place au cœur de ma vie et tu ne l'a plus quittée depuis. Je te sais comme personne, et personne ne me sait comme toi. Toutes les nuits, je te vois en rêve, je revis ta vie tandis que tu revis la mienne, chacun expérimentant par le corps de l'autre sa journée et son vécu. Nous rêvons la vie de l'autre. Nous sommes comme les deux faces d'une pièce monnaie : à jamais liés sans jamais s'être rencontrés.

Mais je sais que tu existes. Et je sais que je t'aime. Telles sont deux des trois vérités qui régissent mon monde.

Si la première fut une évidence, la deuxième s'est installée plus progressivement, se construisant petit à petit, s'infusant dans les moindres recoins de mon être jusqu'à ne plus pouvoir être niée. Les harmonies amples et mélodieuses de ta voix l'ont tracée, tandis que ta chaleur, ta tendresse, ton inépuisable optimisme ont petit à petit envahi mon esprit, me transmettant espoir et sérénité. Peu importent mes faiblesses : tristesse, colère, dépit, désespoir se dissolvent dans l'éclat rassérénant de ton sourire. Et puis il y a ce sentiment de plénitude qui m'envahit lorsque j'entends ta voix vibrer dans ma tête, ce réconfort chaleureux et délicat qui m'accompagne à chaque instant, ce frémissement d'excitation qui sillonne mon corps lorsque je sens le sommeil envelopper mon esprit... mais plus que tout, cette certitude apaisante d'être à ma place, dans ce monde où je ne semble pas pouvoir m'insérer. Ton existence et ton amour sont les deux amarres qui retiennent mon existence à la dérive, les piliers du seul endroit, même immatériel, que je peux appeler chez moi. Tu es ce phare sur la mer déchaînée, dont la lumière étincelante m'enveloppe et me réchauffe. Tu es mon soleil.
Je t'aime. "Je t'aime..." je te susurre, sentant les mots prendre forme dans mon esprit, les façonnant de mon désir pour enfin les libérer. Je les sens filer, s'étioler tandis qu'ils passent de mon esprit au tien. Seul persiste un faible écho qui finit par expirer en une pensée fugitive. Je t'aime...

Brèves à GrignoterOù les histoires vivent. Découvrez maintenant