Partie 1 : Saragosse

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Le Juge :

Ca y est, l'heure est venue.

Je l'entends à la clameur qui s'élève derrière une porte, celle que j'observe, pas n'importe laquelle. Je suis tout empreint du caractère capital de l'acte que je m'apprête à réaliser, je sais que des millions de gens attendent ce procès crucial, le procès d'une vie, de la vie. De moi, de mon impartialité et de mon jugement dépendent non seulement le destin de l'accusé, mais surtout l'avenir de l'univers. Cet univers qui m'a vu naître, qui m'a vu grandir et que je vais devoir aujourd'hui juger.

Le bruit de mon nom traverse la porte, je la pousse. Ils se lèvent. Mon auditoire fait silence et observe mon entrée presque royale, divine.

Je m'assieds, ils s'assoient.

Face à moi s'étend un champ de visages fatigués, aux regards d'étain, aux crânes dégarnis, pâlissant d'envie face aux boucles raffinées de ma perruque, masquant tout ce qui naguère me rendait fier et désirable. Les jurés affichent un air grave, ils sont conscient de l'importance de ce que nous allons devoir départager. Greffier, procureur, témoins, avocat de la défense. Tous réunis dans l'attente de l'entrée du principal concerné : le prévenu, qui brille par son absence, comme toujours. Est-il seulement là ? Conscient de ce qui se trame ici ?

Je croise le regard de l'avocat de la défense, et lance haut et fort en direction des gardes.

- Faites entrer l'accusé !

Un court instant s'écoule, silencieux. Soudain, un bruit de pas léger et régulier se fait entendre. L'auditoire se tait, tout le monde fixe la porte par laquelle il doit entrer. L'espace et le temps semblent suspendus, rien qu'une seconde. Nos yeux, la lumière, le son, tout est comme attiré irrésistiblement par lui. Il brille de mille feux éclatants : le vide, l'absent. Le prévenu n'est pas venu.

Alors bientôt le silence que j'attribuais à de la vénération se transforme en étonnement, puis en espoirs déçus. Comme si ces avides spectateurs adeptes du morbide s'étaient fait duper, comme si enfin, à cet instant précis de leurs existences à jamais révolues, ils allaient recevoir l'ultime révélation, celle qui justifie une éternité d'attente. L'impatience les avaient rendu irritable, tels des enfants capricieux présumant avoir tous les pouvoirs. Le silence déjà meurt en un brouhaha chaotique. Tout le monde se permet de commenter l'innommable, le jamais vu, du jamais vu que ce comportement ! Du haut de ma puissance, moi seul possédant le pouvoir en ce lieu, je sonne la fin de tout ce désordre et le procès peut reprendre.

Tandis que j'annonce les partis prenants du procès et les accusations portées contre le prévenu, je réfléchis aux raisons qui expliqueraient son absence. Je suis certain que la convocation lui a bel et bien été envoyée, cependant, le prévenu n'ayant pas d'adresse fixe, j'ignore s'il a reçu la prière de se rendre ici en ce jour. Ou alors, hypothèse suivante, il a sciemment ignoré cette injonction, comme si tout ce qui se tramait ici, toutes les conclusions qui allaient en être tirées, étaient illégitimes. Comme si mon jugement ne pouvait pas l'atteindre. Mais ce qui me glace encore plus la raison et le coeur, est qu'il ait disparu, de quelque manière que ce soit. Toujours est-il que son absence ne laisse rien profiler de bon, ou alors peut être est-il présent ? Partout et nulle part à la fois, sous une forme ou une autre, matérielle et idéelle en même temps. Mais à sa place, rien que du vide, si ce n'est l'écriteau réservé à son effigie.

Son entrée fracassante ne nous a fait perdre que trop de temps, j'appelle sans plus tarder le premier témoin, dont le nom de code qui lui avait été attribué pour garder son anonymat me faisait penser à un chevalier de l'ancien temps dont le glorieux passé s'était érodé pour devenir sable. Comme il se présente à la barre je peux apprécier son regard hautain et une manière de se mettre en avant qui cumule une sorte d'irrévérencieuse attitude et une condescendance insupportable.

Jugement premier (ancienne version)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant