Les Lois de la Flore

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Tout végétal, de son essence la plus basique au modèle génétique le plus complexe, a droit au respect et demeure libre dans l'écosystème ou biome dont il fait partie.

Nul jugement arbitraire, agression physique ou morale, ne sera porté envers lui, et ce, malgré les divergences qui peuvent l'opposer à d'autres êtres vivants.

Chaque être, doué de conscience et responsable de ses actes, doit sauvegarder et faire perdurer toute forme de vie végétale.

La Flore constitue le seul ensemble illustre et privilégié du règne du vivant, même aux dépens de toute autre espèce.

[...]

Lois de la Flore, p. 1. An 2545 - année calendaire humaine -.

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Ouvrir les yeux laissait des tâches troubles et multicolores dans le champ de vision. Une sorte de double peine : l'éclat de la lumière vous dévorait la rétine et ces agrégats subséquents prohibaient une quelconque adaptation de la vue.

L'avant-bras rabattu devant le visage octroyait un répit suffisant pour diminuer l'agressivité de cette clarté iridescente. Quoiqu'il se passât là, quoi qu'il voulût, tout résidait en cet instant à récupérer son sens le plus précieux. Il ne souhaitait pas échafauder le moindre plan à la hâte.

À quatre pattes, les genoux et les phalanges enlisés dans la boue, il s'accroupit tant bien que mal. Il discernait la forme très floue de ses mains souillées par la glaise. Ce voile l'exaspérait. Son pantalon se craqua le long de sa cuisse ; il tâta le tissu qui avait subi une usure par frottement. Il ressemblait à un homme de basse caste. À force de douleurs, les limbes le rappelèrent, violemment. L'effort, ridicule, l'avait assommé d'un vertige épouvantable. Il préféra retrouver la position précédente. Chaque mouvement oculaire irritait les muqueuses de ses paupières : un sable fin et invisible châtiait un écarquillement des yeux trop téméraire. Il espérait au fond de lui que personne ne verrait ce spectacle affligeant. Entre deux gémissements, il supplia qu'on l'aide à se relever. Personne ne daigna répondre.

Il entreprit de ramper sur quelques mètres, mais cela ne fut pas chose aisée. Les arbrisseaux disséminés çà et là, par bouquet, le ralentissaient. Malgré leur chétivité, il se résigna à les traverser, croyant ainsi éviter un contournement fastidieux. Il ne put pourtant s'engager par-delà le bourbier : la route semblait longue, pénible et de surcroît, il restait faible.

Il s'étala sur le ventre, cala sa tête sur son avant-bras. Les forces lui manquaient et les céphalées finirent par revenir et l'achever. Plongé dans la souffrance, il crut vivre ses derniers instants.

La bouche à moitié emplie de limon, il éructa instinctivement pour dégager sa gorge du liquide étranger. Cette terrible boue brune, parfois gris-bleu, pestilentielle. Le supplice rachidien qui s'était propagé dans son crâne se dissipa peu à peu. Il s'assura de contrôler chacun de ses gestes avec minutie pour ne pas déclencher un nouveau malaise. Une étape après l'autre ; rien ne l'obligeait à se précipiter. Il roula lentement sur le côté, se maintint de ses bras dans son dos, le visage tourné vers l'horizon, ou du moins ce qu'il imagina comme la limite entre terre et ciel. Il n'exposa pas son iris au feu de la lumière et se contenta d'un infime trait de vision, crispé à l'extrême. Et là, pour la première fois, il vit. Il vit et comprit qu'il recouvrait ses sens. Il laissa ses mèches poisseuses dresser une dernière barrière face à l'éclat, juste devant son nez. Il était trempé, totalement. Dans quel endroit suffisamment proche pouvait-il apprécier la chaleur de l'âtre, la quiétude d'un toit pour s'abriter ? C'était là sa nouvelle volonté, son ultime but.

Autour de lui, le marais s'étendait et se noyait dans la brume au-delà d'une centaine de mètres. Cette terre, grande zone argileuse qui mariait l'ocre, l'anthracite et le bleu pétrole, formait un tableau saisissant de désolation. Des milliers de flaques d'eau opaque parcouraient la surface lisse. Tour à tour, elles s'habillaient des couleurs de la mort, celles qui zébraient le sol de son infortune. On eût dit qu'un vaisseau avait vidangé tout son carburant. Mais les effluves ne rappelaient en rien le fond d'un hangar ou la rampe de réparation d'un garage. Non, ce miasme vous tordait les boyaux, vous offusquait l'odorat, une puanteur innommable. Il manquait peut-être une dizaine de cadavres pour justifier cette fétidité. Des touffes de végétation inconnue s'épanouissaient malgré tout, distancées les unes des autres. Quelques rares tiges arboraient de délicates feuilles triangulaires qui s'élançaient timidement vers le ciel.

Les Lois de la FloreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant