Chapitre 3.2

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- Quelle imbécile !

Opaline se réveilla en sursaut. Devant ses prunelles encore incertaines se dessinait une silhouette sombre et haute.
Elle se penchait, menaçante, toute d'ombre et de force, comme un monstre surgi de quelque mythe pour l'entraîner au plus profond des abysses.

Ensuite, malgré la pénombre ambiante, elle reconnut le visage de Liam. Son timbre, quoique chuchoté, claqua dans l'air :

- Mais qu'est-ce que tu fabriques ? Ving minute que je t'attendais à la bibliothèque !

- Je suis vraiment épuisée, avoua-t-elle, piteuse.

Le feu dans le regard du garçon la fit se recroqueviller. Nuque basse, elle déplia chacun de ses membres et se redressa enfin. Ses muscles étaient noués. La petitesse et l'inconfort de la combe lui tirèrent une grimace : comment s'était-elle seulement assoupie en ce lieu ? L'extraction des rêves l'affaiblissait donc tellement !

Liam capitula.

- Viens. Changeons de plan et tâchons de trouver un autre endroit où nous pourrons discuter.

L'entraînant à sa suite, il poursuivit :

- Bien sûr, la bibliothèque était parfaite, mais maintenant que la ronde a commencé, il faut de se cacher ailleurs.

Il parlait moins à Opaline qu'à lui-même. À la faveur d'un regard en coin, la jeune femme s'aperçut combien Liam semblait étrange. Loin de lui, sa nonchalance coutumière. Dans ses moindres gestes, jusqu'au plus anodins, le garçon transpirait la fébrilité. Il mordait sa lèvre d'une canine avide, jouait avec le revers de son veston. Il regardait par-dessus son épaule avec une telle ferveur qu'Opaline se prit à l'imiter.

Ensemble, ils coururent aux sous-sols. Ils n'y croisèrent personne. On sentait seulement la froide noirceur alentour, le poids de la nuit et l'impression fugace qu'ils demeuraient les seuls êtres conscients en ces sombres heures.

Par deux fois, ils se dissimulèrent à l'aplomb d'une colonnade, le cœur douloureusement emballé ; mais aucune âme ne vint les trouver.

Ils parvinrent enfin à une petite salle. L'air y charriait de brûlantes vapeurs. Malgré la touffeur de cette atmosphère, un détail rendait le tout agréable : la lessive, dont les effluves leur firent fermer les yeux à la première bouffée. Le linge dissimulait chaque recoin, tantôt en amas grossier, tantôt ordonné en tours fragiles.

Liam se laissa tomber sur une pile de couvertures. Tirant la porte derrière elle, Opaline s'adossa au mur. Comme l'autre fuyait son regard, nouant ses doigts à l'infini, elle entreprit de lancer la conversation :

- Alors, de quoi était-il si urgent de parler ?

- Je ne suis pas doué pour ce genre de confidences. Mais c'est un récit que je te dois.

- Pourquoi ?

- Je crois que j'ai vu ta mère... Juste avant qu'elle ne meure.

Liam ne leva même pas les yeux vers sa camarade quand celle-ci hoqueta.

- C'est quand tu m'as parlé de son ombre, l'autre jour, sur le toit, que j'ai compris. J'aurais dû t'en parler avant, mais... Je n'en ai pas eu le courage. S'il te plaît, souffla-t-il, ne m'interromp pas.

Il entama alors son récit. Sa voix portait une intonation particulière ; lourde d'intensité, un peu rauque, elle captivait. Suspendue aux lèvres du jeune homme, Opaline n'osait plus le moindre soupir. À peine cillait-elle sous le poids des mots.

- Au coin du préau, une petite lucarne donne sur la rue. J'aime bien m'y installer parfois, pour sentir l'air du dehors, pour mesurer à quel point celui d'ici paraît pourri. C'était le matin avant ton arrivée...

Silence. Et puis chute vers les souvenirs.



« Silhouette solitaire, le garçon affronte le frimas - l'apprécie, même. Il aime l'humeur fantasque de l'hiver, quand la rue se dissimule à demi selon les rafales.


Là, un mur de brume tourmente sa vue ; l'instant d'après, il reflue. Liam sursaute. Comme née du blizzard, une femme s'approche. Son être dégage une peur incroyable, mais très maîtrisée, presque rationnelle. Ses yeux paraissent jaunes. Il s'agit d'une fine silhouette, dont la délicatesse semble incongrue parmi ces ruelles sales ; une de celle qu'on croise rarement, et Liam sait déjà qu'il ne la reverra jamais. Leur dialogue aura la douceur des flocons fondus :


- Ne pars pas, s'il te plaît, supplie-t-elle.


Comme la femme avance encore, l'orphelin surprend un mouvement à sa suite. Il ne comprend pas. Comment le pourrait-il ? Cela dépasse toutes ses certitudes... Car une ombre immense, magnifique, grise sur la neige, s'étend à ses pieds. Elle est adulte, mais elle possède une ombre. Comment est-ce possible ?


Malgré sa stupeur, Liam ne recule pas. Les yeux jaunes le transpercent pour éprouver son courage.


- Bien, murmure-t-elle, et c'est un murmure en forme de sourire. J'aimerais te confier quelque chose.


- Quoi ?


- De l'amour.


La femme passe une main entre les barreaux et, pour un bref instant, cela représente le seul lien entre l'Onirium et le monde extérieur. Dès ce moment, la frayeur renforce son emprise sur elle ; elle se sent démunie.


- Je vais peut-être mourir. Ma fille va venir ici. S'il te plait, veille sur elle. Dis-lui de me chercher.


Liam voit une larme écarlate figer sa pupille. Il veut la rassurer :


- Je le ferais, promet le garçon.


Le destin embrasse sa nuque - mais peut-il être s'agit-il seulement d'un flocon ?L'autre se fait fiévreuse.


- Je vais mourir... Dis-le-lui. De me chercher. Et de chercher mes secrets.


L'incohérence morcelle déjà sa raison ; tous ses efforts pour la maintenir vaillante s'épuisent sous la force de la peur. Maintenant, la femme regarde sans cesse derrière son épaule. Elle s'esquive.


- Votre nom ! crie Liam à la fugitive qui s'enfuit.


Le brouillard porte le mot comme une caresse :


- Turquoise. »



- Voilà. Seul Théo est dans la confidence, nous nous racontons tout.

La jeune femme passa un doigt sur ses cils humides, moins pour trouver une contenance que s'empêcher de pleurer au souvenir de sa mère.

Tout ceci la bouleversait. Turquoise Verrepois se savait condamnée. Sa dernière action la concernait : à l'aube de la mort, sa mère œuvrait encore pour elle. Pourquoi était-elle si persuadée de mourir ?

- Pourquoi ? répéta Opaline comme une supplique. Pourquoi voulait-elle me faire passer cet étrange message ?

Le chuchotis de Liam brûla de compassion.

- Je ne sais pas.

Elle leva vers lui un regard dur. Les larmes suspendues à ses cils venaient en sublimer toute la volonté.

- Je vais le découvrir.



MangeRêve [Édité aux Editions Onyx]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant