2/6 - Moment.

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SEMAINE 2, JOUR 10. 

Elie et moi avions appris à nous connaître le soir, autour d'un repas et devant la télévision. Il se levait toujours aux aurores pour se rendre à la piscine municipale, manière de garder la forme, et étant donné que je passais mes journées à la fac je ne le revoyais qu'une fois rentré. Ayant toujours été un garçon solitaire et casanier, j'avais refusé sa proposition de sortir au bar avec lui lors de son premier samedi soir, le sixième jour : il y était allé avec des amis rencontrés lors de son année scolaire précédente et, moi, j'étais resté au lit à bouquiner.

Mais ce jour-là nous étions mercredi et, pour la première fois depuis le lundi précédent, les nuages ne parasitaient plus le ciel et le soleil caressait ma peau. Nos peaux. Nous étions, Elie et moi, installés sur le Champ de Mars face à la tour Eiffel et nous lisions chacun un livre. Un peu partout autour de notre campement de fortune, les boîtes dans lesquels nos kebabs avaient été transportés étaient éparpillées sur la couverture.

J'avais proposé à Elie de m'accompagner alors que, pour une fois, c'était lui qui traînait les pieds dans l'appartement. J'aimais - et aime toujours - sortir en ville et m'installer dans l'herbe pour lire dès que le soleil pointait le bout de son nez et que la température se faisait clémente. C'était l'un des simples moments de la vie que j'affectionnais particulièrement, car il ne demandait aucun effort particulier ni une grande organisation. Il ne nous avait fallu que trente minutes pour nous retrouver ici, après deux lignes de métro et quelques centaines de mètres de marche. L'instant était agréable.

- Qu'est-ce que tu lis ?

Son exemplaire de Notre-Dame de Paris entre ses mains, Elie m'avait posé la question en ne me regardant pas. Tandis que je le fixais avec attention, j'avais pu remarquer une sorte de ride creusée sur son nez et la façon dont il se mordillait la lèvre, concentré dans sa lecture qu'il semblait apprécier. Il était beau, même si ses lunettes glissaient sur son nez et que son dos était voûté.

- Les Hauts De Hurlevent, avais-je répondu. Tu connais ?

- Ouais, je l'ai lu. Tu en penses quoi ?

J'avais réfléchi avant de répondre, hésitant à dire tout haut ce que je pensais alors tout bas. J'avais eu peur qu'il me prenne pour un fou et, pire, qu'il me rejette. Mais j'avais finalement décidé d'être honnête :

- J'aimerais qu'un homme m'aime comme Heathcliff aime Catherine.

Je me souviens avoir ressenti un grand moment de solitude, une fois les mots prononcés. Elie ne m'avait plus quitté des yeux, visiblement perturbé, et je m'étais senti obligé de dire :

- Quoi... ça te choque que je te dise ça ?

- Heu... oui.

- Et oui, avais-je dit avec ironie, je suis gay. Désolé si ça te dérange.

- Non, pas du tout. Je serais mal placé pour te dire que c'est mal étant donné que... je le suis, aussi.

J'avais eu l'impression que ma mâchoire se décrochait sous le choc de la nouvelle. Elie ? Gay ?! Dans un premier temps je ne l'avais pas cru puis, ensuite, je m'étais dit qu'il n'avait aucune raison de me mentir. Alors je lui avais souri, terriblement mal à l'aise : je fantasmais sur lui secrètement depuis son arrivée, et apprendre à cet instant-là que le garçon que je désirais était aussi homosexuel m'avait remis du baume au coeur. Cependant, il avait repris :

- Ce qui me choque ce n'est pas ça. C'est juste... personnellement je trouve Heathcliff très malsain sans sa façon d'être et de se comporter avec les autres.

- Je comprends, oui, mais c'est justement là que c'est beau ! , m'étais-je emballé avec enthousiasme et conviction. Personne ne trouve grâce à ses yeux, c'est un coeur de pierre avec les autres mais Catherine, elle... il l'aime. Il est fou d'elle. Je trouve ça beau, moi. Et puis...

Je m'étais arrêté de parler car le regard qu'il posait sur moi, en plus de son sourire en coin, m'avait totalement perturbé. Je me sentais comme un lapin dans les phares d'une voiture, complètement tétanisé par ses iris jaunes qui me fixaient. D'une voix faible et étranglée, le rouge me montant aux joues, je lui avais dit :

- Quoi...? Qu'est-ce qu'il y a...?

- Rien. Tu es juste... incroyable.

J'en avais eu le souffle coupé et n'avais finalement pas eu le courage de finir de lui expliquer pourquoi je rêvais d'un homme comme Heathcliff. C'était peut-être mon côté fleur bleue, rêveur et sauveur de l'humanité qui avait parlé, mais le fait était que j'assumais. Heathcliff avait beau être un garçon compliqué à suivre, il n'en restait pas moins attendrissant et important à mes yeux.

Nous nous étions terrés dans notre silence ensuite, bouquinant dans l'herbe en prenant le soleil. Au bout d'une bonne heure de lecture, j'avais aperçu du coin de l'oeil Elie qui retirait ses lunettes et rangeait son livre dans son sac avant d'en sortir son Rubik's Cube. Comme la semaine précédente, la face blanche était toujours intacte mais Elie semblait bloqué, réfléchissant en tournant et retournant le cube entre ses doigts sans jamais en faire tourner les rouages.

C'est en silence que je l'avais regardé tenter de résoudre la face bleue. Que ce soit sur le Champ de Mars ou dans le métro parisien qui nous avait ramené à l'appartement en fin de journée, je ne l'avais pas quitté des yeux même si je m'étais efforcé de rester discret. Je m'étais pris au jeu de ses mains fortes et habiles, tantôt assurées et tantôt douteuses, qui tournaient encore et encore les différentes parties du cube dans tous les sens. Dans le second métro que nous avions pris, j'avais pu voir la face blanche un instant se désunir. Je m'étais senti déçu et insatisfait, et l'avais regardé tourner encore et encore à vive allure le cube entre ses doigts.

Cependant, peu avant notre arrivée à destination, mon coeur avait loupé un battement lorsque son regard avait finalement accroché le mien. J'avais vu un éclat incroyable passer dans ses iris, une expression de bonheur et de satisfaction, une lueur de joie, victorieuse. Le temps de quelques secondes, je m'étais senti connecté à lui et sur la même longueur d'ondes. Le temps d'un instant suspendu dans le temps, dans le dernier wagon de la rame de métro, j'avais eu l'impression d'être important à ses yeux. Au moins aussi important qu'il l'était déjà pour moi.

En sortant de la bouche de métro, tandis qu'il le tenait toujours à la main, je pus remarquer que la face blanche de son casse-tête cubique était à nouveau intacte.

Et plus tard dans la soirée, alors qu'il venait de me serrer brièvement dans ses bras pour me souhaiter bonne nuit, mon coeur avait loupé un battement : posé près de la tasse de chocolat chaud que j'étais en train de savourer, debout au comptoir, reposait son Rubik's Cube.

Il avait résolu la face bleue.

.   .   .

Le Rubik's Cube d'Elie.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant