5/6 - Lèvres.

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SEMAINE 8, JOUR 44.

Notre premier baiser avait eu lieu un mardi, plus exactement le soir, aux alentour de vingt-et-une heures. J'avais passé une journée, passez-moi l'expression, de merde. Une vraie journée de merde comme cela m'arrivait parfois à Paris : des cours inintéressants, une météo terrible et des broutilles qui donnaient l'impression que je m'étais levé du pied gauche. J'avais trébuché et dégringolé les quatre dernières marches de l'escalier principal, sous les rires et les regards surpris des autres étudiants, avais tombé et abîmé mon ordinateur dans les rangées de l'amphithéâtre et, pour couronner le tout, j'avais cette fois-ci raté le bus.

Même si c'est toujours le cas aujourd'hui, je détestais devoir rentrer des cours sous la pluie. Comme si le poids de la journée - et surtout de celle-là ! - ne pesait pas suffisamment sur mes épaules, je détestais me retrouver avec mes cheveux et mes vêtements si imbibés d'eau que mon corps mince pesait six kilos de plus sur la balance. Je haïssais cette sensation horrible des vêtements collant à la peau au moment de les enlever.

C'est pour ces raisons accumulées les unes aux autres que je m'étais montré particulièrement désagréable ce soir-là. Même si j'avais eu conscience de me comporter comme un vieil homme aigri, je ne m'étais pas préoccupé du regard d'Elie : il m'ignorait toujours. Je me fichais de râler contre les deux minutes interminables du micro-ondes qui réchauffait mes parts de pizzas de la veille, de la télécommande en panne que j'avais cognée avec violence contre mon genou ou du volet roulant qui s'était enrayé. Je me souviens que mes gestes étaient nerveux, créant dans la pièce à vivre une tension presque palpable.

- Tu m'en veux ?

Elie avait demandé ça tout bas, d'une voix penaude, alors que je m'énervais pour la énième fois contre la télécommande. À l'écran, nous regardions le second volet de la saga Retour Vers Le Futur que nous adorions tous les deux. Peut-être avait-il pensé que, si je réagissais ainsi ce soir-là, c'était car son comportement me tapait sur le système. Je ne saurai vraiment jamais ce qui lui était passé par la tête.

- Non.

J'avais menti, pour la simple et bonne raison que je n'aurais pas eu le courage d'avoir une conversation avec lui. Je n'aurais pas su trouver les mots pour justifier pourquoi je lui en voulais : il m'aurait pris pour un dingue, et je ne voulais pas qu'il me rejette un peu plus qu'il ne le faisait déjà.

J'avais passé près de trois semaines à ressasser ce qui s'était passé, à me revoir dormir dans ses bras et tanguer contre son corps sur la piste de danse du Duplex. Je n'avais pas cessé un instant de penser à lui, à son odeur et son sourire qui m'avaient fait faiblement tomber pour lui. Trois semaines d'ignorance, trois semaines de rien, mais j'en étais dingue. Comment aurais-je pu ne pas l'être ? Lorsqu'il rentrait des cours, le soir, c'était comme une putain de bouffée d'oxygène. Un véritable rayon de soleil, car avec ses cheveux blond-doré et ses yeux presque jaunes, il semblait tout illuminer sur son passage.

- Je suis désolé, tu sais.

J'avais tourné la tête pour le regarder, à l'exact moment où Marty McFly découvrait le Hill Valley de 2015 à bord d'une DeLorean volante. Les yeux d'Elie, perçants, étaient rivés sur ses mains, dont il craquait nerveusement les doigts sur ses cuisses. Agacé par tout, j'avais lâché abruptement et plein de rancune :

- Désolé de quoi ? De m'avoir fait espérer pour finir par ne plus me regarder ?

C'était vrai. Ce soir-là, à danser contre lui et à dormir dans ses bras, j'avais cru que quelque chose était en train de se passer entre nous. Je m'étais dit que, peut-être, ce charmant Québécois aurait pu finir par devenir mon petit-ami. Mon coeur s'était tant gonflé d'espoir que j'avais eu l'impression de m'envoler, avant de m'écraser au sol car il ne m'avait plus jamais vraiment regardé.

- Je te regarde, Yoan.

Comme pour appuyer ce qu'il disait, il avait fini par poser ses yeux sur moi. J'avais distingué une lueur de tristesse dans ses iris et un sourire désolé sur ses lèvres avant qu'il ne baisse la tête.

- Oui, pour la première fois en trois semaines, avais-je dit avec froideur. J'ai fait quelque chose de mal ?

Il m'avait regardé, attristé par ce que je venais de lui dire, et je n'avais compris que plus tard qu'il s'était senti mal de voir que je culpabilisais alors que le problème, tout simplement, venait de lui.

Il ne m'avait pas répondu, et c'est là qu'il s'était penché pour m'embrasser. Je m'étais attendu à tout sauf à ça et, sous l'effet de surprise, je n'avais pas eu le temps de le repousser avant qu'il ne pose ses lèvres sur les miennes. M'embrasser ainsi était trop facile : une diversion, une façon de ne pas poser les mots sur ce qu'il se passait et ce qu'il ressentait. Mais, même si je savais qu'il faisait ça pour ne pas avoir à parler et que cela me contrariait, je n'avais pas trouvé la force de le repousser : aussitôt ses lèvres posées sur les miennes, j'avais compris que j'étais fichu.

- Je suis désolé... j'ai juste eu peur.

Il avait murmuré ces quelques mots contre ma bouche, ses yeux fermés et ses mains sur mes joues. Même si mes yeux à moi aussi étaient restés fermés et que je n'avais pas vu son visage, j'avais cependant entendu le soulagement dans sa voix : il voulait de moi. C'était sa façon à lui de s'excuser et de repartir non pas à zéro mais, disons, 0.9 : depuis l'instant où nous étions rentrés du Duplex et avions dormi ensemble.

- Peur de quoi ?

- De m'attacher à toi...

- Et ?

- Mais c'est trop tard.

Et il m'avait embrassé à nouveau, avant d'attirer mon corps à lui. Nous avions coulé dans le canapé et nous étions blottis l'un contre l'autre pour continuer notre embrassade. Le film ne m'intéressait plus et la seule chose qui comptait, à mes yeux, était sa bouche comme la mienne comptait pour lui.

Alors que je me sentais vide et inutile depuis trois semaines, j'avais eu l'impression d'être enfin quelqu'un. Comme un phénix qui renaît de ses cendres, je m'étais senti vivre à nouveau. Vivant et ivre de lui, de son odeur et de sa douceur.

Je n'avais pas cherché à comprendre ce qu'il se passait, ni ce que cela impliquait, car j'étais dans les nuages. J'étais très loin de penser à son départ pour le Québec qui approchait et qui impliquerait que je devrais me trouver un nouveau ou une nouvelle colocataire pour la rentrée prochaine. Je n'avais pensé que, un peu plus d'une semaine plus tard, il ne serait plus là.

Avant qu'il ne m'entraîne dans son lit et passe une bonne partie de la nuit à m'embrasser et à me susurrer des mots doux, chose que j'avais faite également, j'avais remarqué son Rubik's Cube posé sur sa table de chevet bancale.

La face complète de couleur jaune m'avait rappelé ses yeux. 

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Le Rubik's Cube d'Elie.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant