Idée 1

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La forêt du Bois Bleu reste celle que je préfère. Elle porte vraiment mal son nom. Les sapins sont très hauts, massifs, et sombres. Leur bois noir ne prend jamais de couleur, même arrivé le printemps ou passé l'été. On ne trouve jamais de fleurs non plus. Les chutes des cimes recouvrent le sol pour cacher une espèce de mousse très foncée aussi, mais plutôt verte, loin d'être bleue. Les racines, parfois gigantesques, créent de larges marches d'escaliers où l'eau stagne lors de la saison des pluies. C'est mon moment préféré. Les petites flaques ne laissent dépasser que les racines qui forment leur récipient. Le Bois Bleu accueille alors une sorte de milliers de petits miroirs au sol, qui n'ont rien d'intéressant à refléter. On ne voit plus de terre, plus de feuille, il n'y a plus de craquement quand on marche. L'eau y est toujours claire. Le vent n'existe pas sous ces larges branches, il n'y a donc pas de mouvement dans l'eau, pas de vagues, pas de sifflements, pas d'ombre qui bouge. Quoique si. Les rares petites araignées d'eau, éparpillées sur certains petits miroirs, vous laissent parfois croire qu'un peu de vie se dissimule ici.

C'est toujours inexplicable, les balades du Bois Bleu. Tu entends presque le silence, tu t'entends respirer tellement la forêt est morte. Morte, mais apaisante. Les Autres ne comprennent pas que je puisse me sentir bien que là bas. Ils ne me comprennent pas non plus de toute façon. «L'ombre» du Bois Bleu comme ils m'appellent, ne se sent bien que quand elle est seule, ou dans le noir.

Un crac raisonne. Le silence était tel qu'il m'a presque fait mal aux oreilles. Ça réveille. Je retourne vite dans mes pensées. J'ai parcouru plus de deux kilomètres avant de me rappeler que je n'entendais pas le son de mes pas. La branche d'un arbre mort tombe devant moi, sur ma gauche, sa chute au ralenti ne fait pas de bruit quand elle se termine. Normal c'est la saison des pluies, place aux petits miroirs. Je m'arrête net. Mes pas ne font pas de bruit, la branche s'écrase lourdement mais dans un silence terrible. Comment aurais-je pu entendre un craquement aussi inattendu soit-il que celui de tout à l'heure ? J'ai l'impression d'en recevoir les échos maintenant. C'est incompréhensible. Les petits miroirs effacent toujours chacun des bruits du Bois Bleu.

Immobile, c'est la première fois que je n'apprécie pas ce silence qui m'emprisonne. Je le redoute mais attends impatiemment un autre de ces craquements. J'ai besoin de savoir. J'écoute mon propre souffle. J'attends, droite face à moi, mais je suis incapable de me retourner. Ce souffle lent me surprend parce que mon cœur bats la chamade. Il n'y a que mes yeux qui bougent.

Ça me fait comme un coup dans mon torse. Je me rend compte que je suis en apnée depuis quelques minutes pour mieux entendre. Ce souffle n'est pas le mien. Il est terrible. Une inspiration, plus rien pendant de très longues secondes, puis cette expiration, indescriptible, qui se termine comme on baisse le son d'une musique. Je lève la tête. En regardant les branches attentivement, on croirait voir un poumon se remplir d'air puis se vider. Le rythme est identique à chaque fois, réaliste, vivant. Pourtant le craquement venait de derrière moi, et ce souffle, mon dieu ce souffle, j'ai maintenant comme l'impression que ce quelque chose derrière moi respire par plusieurs orifices. C'est difficile à imaginer, pire à décrire.

Figée depuis de longues minutes, j'entends le son de la pluie sans la voir. Je vois les miroirs se tordre lorsqu'ils accueillent chacune des gouttent du ciel. Mais je ne les vois pas. Pas de pluie, pas degouttes, que le résultat. Le souffle s'intensifie, dépasse le bruit de l'eau que je devrais voir tomber. Un pas raisonne dans toute la forêt, longuement. On dirait plus un coup dans un gros tambour, mais un deuxième se fait entendre, juste dans mon dos. Pourtant j'en entend l'écho que sur le pourtour de la forêt. La démarche du diable me fascine. Langoureuse et terrible, elle m'apaise tout en me laissant pleine panique.

Je n'ai jamais couru aussi vite. Je suis partie sans comprendre, surtout sans bruit. Ma course devrait faire valser les miroirs, je devrais entendre l'eau se tordre sous la pression de mes pas. Pourtant je n'entends que sa démarche, la pluie qui l'accompagne, et le poumon au dessus de ma tête qui se remplit puis se vide, de plus en plus vite. Le Bois Bleu est vraiment grand. Son labyrinthe me tourmente quand je crois revoir chaque fois le même décor, à l'endroit fatidique où je l'ai entendu. La panique me gagne.

Depuis le début de ma course effrénée je ne fais que du surplace.

Quelqu'un hurle. Une vois fine. C'est un enfant ! C'est horrible, il crie comme s'il était dans ma tête, une sorte de dégradé de son, qui va de plus en plus fort, qui se tait, puis recommence son escalier de plus en plus violent. Pourtant ma bouche ne s'ouvre pas. D'ailleurs pourquoi elle ne s'ouvre pas. Laisse moi te parler Satan on a tant de choses à se dire !
J'ai si peur de le voir, de croiser son regard. Voilà que je panique de plus bel.

Soudain je m'arrête.
Je me sais perdue.
On l'est tous de toute façon.
Je me fige comme tout à l'heure. J'attends mon calme.

Maintenant c'est bon.

Je vais te voir.
Je me jette dans un élan qui sera le dernier pour me retourner. Et puis tout est soudain.

Les bruits qui cessent simultanément, la forêt qui s'endort pour mourir et moi.
Moi je suis toujours là. Seule à mon habitude.
J'ai pénétré l'antre du Diable sans qu'il ne me voit.

Peut-être qu'au fond, le souffle paniqué, c'était le sien.

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