- VINGT

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    Une large bâtisse surplombe les prairies. Un parfum de liberté embaume l'air frais de ces premiers jours de novembre. Le soleil réchauffe difficilement la terre humide de la veille et les cigales chantent des mélodies stridentes comme des derniers adieux à l'été déjà bien loin. Dans la maison, une ambiance chaleureuse s'est installée. Une théière siffle sur le feu et des tiges de menthe sont coupées finement sur une planche de bois. Les fauteuils du salon sont presque tous pris et des jeux de cartes s'enchaînent sur la table basse. Teo, nommé légalement en Thomas Desfontaine, a un sourire plaqué sur le visage tandis qu'il pioche une carte dont il semble être fier. Un jeune homme en face de lui grimace, physiquement il n'est pas bien différent de Thomas et parfois on les considère comme deux frères. Autrefois appelé Gaëtan, Arthur Avignon paraît démuni devant son jeu. Il s'apprête à poser une carte quand une jeune fille entre vivement dans la cuisine juste à côté d'eux. Elle s'exclame plus pour elle-même :

- Merde ! L'eau !

Du salon, Teo entend le clapotis des bulles du thé brûlant et accourt vers cette dernière. Elle semble s'acharner sur sa théière débordante en la recouvrant d'un tissu déjà imbibé d'eau.

- Qu'est-ce que t'as foutu, ricane Teo en aidant la jeune fille à maîtriser le liquide bouillant s'échappant du récipient.

- Plutôt vous, vous étiez censé vous occuper du thé ! réplique-t-elle nerveuse. Mais bien sûr pour ce genre de choses on ne peut pas compter sur les hommes.

- Dit-elle alors qu'elle coupait du bois il y a deux minutes de cela, répond Teo en croisant ses bras d'un air satisfait.

- Les temps changent ! s'écrit fièrement Simone en observant par delà la fenêtre son travail effectué avec la hache - qui est d'ailleurs d'une lourdeur étonnante.

- Une des descendantes d'Hubertine Auclert, hurle Gaëtan depuis son canapé.

Simone hoche ses épaules, résignante de continuer ce débat qui ne mène jamais à rien avec eux deux. Elle verse l'eau restante dans quatre tasses abîmées par le temps et y ajoute les bouts de feuilles de menthe. L'eau prend une teinte verte délicate qui donne envie de s'humecter les lèvres dedans. Elle amène sa préparation dans la salle de séjour en poussant d'une main les cartes sur la table basse et hurle au plafond :

- Tata ! C'est prêt !

Une femme niçoise de la quarantaine s'invite dans la salle. Elle porte une longue robe aux manches remontées dans des revers adroits. Elle ne semble pas avoir vécu les restrictions de la guerre au vu de ses bras épais et son ventre légèrement arrondi laissant deviner des bourrelets bien trop rares en ces temps. Elle paraît heureuse et le montre à ses hôtes en leur exhibant son plus beau sourire.

Simone sent ses tripes lui tordre dans le ventre. Sa tante lui fait terriblement et inévitablement penser à sa mère. À l'heure qu'il est, où est-elle ? Toujours à la maison à Paris ? Si seulement elle pouvait le savoir.

- Tu as coupé le bois, Simone ?

- Oui, car il faut croire que ni Thomas ni Arthur n'était apte à le faire, souffle dans un ricanement la jeune fille en se reposant sur un pied.

- Moi qui pensais que c'était un travail d'homme..., continue la tante les bouts des lèvres levés vers le haut.

Teo et Gaëtan échange un regard qui en dit long. Puis Gaëtan apporte la tasse de thé à ses lèvres et dit d'une voix tendre :

- Nous voulions vous remercier de nous héberger depuis tout ce temps. Mais les nouvelles fusent et grâce à la BBC, on sait que ce ne sont pas des bonnes.

La femme Emeriau pose une main sur l'épaule de sa nièce comme un instinct maternel pour protéger son bambin. D'un mouvement lent de sa tête elle fait comprendre à Gaëtan qu'elle en attend plus alors il continue, gravement :

- Les Allemands nous envahissent. D'ici quelques jours, il n'y aura plus de zone libre.

+ +

Teo et Simone se sont adossés au tronc d'un pin parasol. Depuis quelques dizaines de minutes aucun mot n'est échangé entre les deux hormis quelques banalités. Car Teo et Simone pensent exactement à la même chose, aussi dure soit-elle. Ils vont devoir se quitter. Le destin de Teo et Gaëtan se trouvent auprès de la Résistance française, alors que Simone a finalement atteint son but ultime - qui n'en paraît plus un - en arrivant à Nice.

- Vous allez vraiment partir ? chuchote Simone - car peut-être retient-elle un sanglot ?

- Tu vas me vouvoyer jusqu'à la fin Simone ?

- Je ne vous oublierai pas Teo.

- On dirait des adieux.

- Ça l'est.

Teo semble réfléchir. Ses yeux s'aventure sur le paysage s'offrant à lui. Comme il regardait les courbes de Bourges autrefois, il scrute les formes géométriques au loin de la ville de Nice. Il n'oubliera jamais ce moment.

- Et puis, ajoute Simone avec une voix se brisant comme des millions de morceaux de verres, je voulais vous remercier. C'est grâce à des gens comme vous que je suis encore ici.

Simone se remémore toutes ces personnes qui ont déterminé sa propre survie. La liste est longue et celle des défunts l'est aussi. Ne pleure pas, n'hais pas.

Teo l'observe sangloter timidement, une main sur ses lèvres entrouvertes. Il retrouve en elle ce qu'il n'avait pas vu depuis longtemps : sa vulnérabilité. Alors il pose sa main sur son bras et soutient son regard comme il n'avait jamais vraiment réussi à le faire auparavant.

- Tu es incroyable Simone.

Alors de ces quatre mots, ils comprennent tous les deux que leur histoire s'arrête ici. Teo et Simone auront vécu quelque chose d'indescriptible mais si visible dans leur cœur. Quelque chose d'indélébile, comme un message encré en eux. Un je t'aime soufflé dans leurs pensées.

Ils se sont apporté à l'un et à l'autre ce qu'ils ne pensaient jamais détenir tout seul.

Alors aussi lorsque les nazis seront à leur porte, ils n'auront pas peur. Ils résisteront d'une manière ou d'une autre car ils ont tellement appris en ces mois d'enfer. Ils ont tellement appris. Bien sûr qu'ils garderont la tête haute !

Pour l'instant, après cet échange muet, Teo et Simone semblent détendus. Tout ira bien.

Promis.

FIN

LES CHAUSSETTES HAUTESOù les histoires vivent. Découvrez maintenant