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   Sommes donc complètement incapables d'y voir clair ?

   La plupart des hommes se sentent seuls et, malgré cet état universel, nous sommes biens malheureux de ne pouvoir jamais répondre à cette question banale : pourquoi ?

   Pourquoi ce sentiment de vide profond, d'incompréhension et de détachement des autres ?

   Pourquoi sommes-nous si seuls ?

   Michel Hannoun avait publié, il y a plusieurs années maintenant, une étude appelée Nos Solitudes, qui nous informait grosso modo que les trois quarts de la population avouaient se sentir seuls régulièrement, et qu'une bonne moitié déclarait en souffrir.

   Nous sommes donc bien informés et conscients de ce sentiment partagé - ironiquement - avec tous les autres solitaires de la terre... mais nous ne sommes pas pour autant délivrés du mal.

    C'est alors que chacun se crée son propre nid, ses propres règles, ses propres armes, en essayant tout au long de sa vie de combattre sa solitude.
   Pour tout le monde, je crois, la fatalité est là.
   La course vers le bonheur des hommes, même pour les plus entourés, sera continuellement entravée par la solitude.

   Car c'est tout le paradoxe de notre état : incapables de supporter les autres ni de s'en séparer, comprenant que l'on a besoin d'eux, et pourtant, aveugles et sans conscience des barrières invisibles qui nous en sépare. Nous courrons derrière une montre sans aiguille.

   Prenons par exemple nos amis d'enfance, auxquels nous avons confié tous nos secrets, desquels nous connaissons toutes les plus petites habitudes.

   Ces amis, dont nous percevons parfois si bien l'essence, lors de certains soirs d'été. Ces amis dont nous avons presque l'impression de pouvoir toucher l'âme du bout des doigts.

   Ceux-là même nous paraîtront toujours, inévitablement, étrangers.

   C'est presque orgueilleux.
   Premièrement parce que nous pensons, légitimement ou non, posséder en nous quelque chose de si unique que nous ne pouvons le partager. Ou du moins, qui ne peut être compris et reçu correctement par l'autre. Qu'il n'est pas assez digne, ou plus simplement pas assez capable d'atteindre.

   Notre conscience serait incapable de se fondre complètement dans le monde et avec les autres.
   Notre conscience de nous même nous donne envie d'aller vers l'autre, mais nous en éloigne tout aussi sûrement.

   Et pourtant ?
   Nous avons tous reçu, un jour ou l'autre, le sentiment presque irréel de se fondre entièrement dans l'univers.

   Allongez vous dans l'herbe et regardez fixement les nuages. Si votre esprit se vide complètement, vous aurez l'impression de respirer le ciel.

   Plongez au cœur d'une piscine et ne faites plus un geste. Vous l'entendez ? Le silence.

   Et puis, courez jusqu'à en perdre haleine sous la pluie, sur le sable ou dans le vent.

   Fixez les nuages qui défilent à travers le hublot d'un avion et concentrez-vous. Regardez, sans un mot, le soleil se lever sur un vieux port abîmé, ou le miel sécher sur vos doigts, brûlé par les rayons.
   On ne soupçonne jamais la puissance de l'instant.

   Ce n'est pas le poids du monde que nous ressentons alors, mais notre propre légèreté, celle qui nous permet de nous noyer dans son essence, jusqu'à en oublier complètement notre propre conscience.

   Nous faisons alors l'abstraction complète de nous mêmes.
   Nous ne sommes plus seuls, parce que l'espace d'un battement de cœur, nous ne sommes plus.

   Ces bribes d'instants infimes, si courts, difficiles à atteindre, vous sont-ils familiers ?

   Ne répondez pas trop vite. Pensez.
   Jean les appelait les paradis internes.

   C'est cette sensation précise que l'on peine à retrouver, en compagnie des autres.

   Notre conscience des autres nous ramène nécessairement à notre conscience de nous-même.

   Autrement dit, nous sommes incapables de nous oublier complètement, parce que nous sommes incapables d'oublier les autres.
   Ce sont eux, parce que nous nous rappelons qu'ils sont là, qui nous rappellent en permanence que nous sommes là à notre tour.     Vivants, pensants, souffrants, présents dans le monde.

   Notre conscience de nous-même, alors éveillée, nous en tient à distance : les paradis internes ne peuvent pas être atteints en présence des autres.

C'est là que s'étend la solitude.

Cette conscience maladive se révèle souvent à double tranchant : occupés que nous sommes à nous penser, à nous considérer nous-même, nous en oublions finalement fâcheusement les autres...

À qui de vos amis ou de vos proches, avez-vous déjà demandé si il/elle se sentait seul(e)? Vous êtes-vous vous même déjà posé la question ?

Pourtant, la solitude est bien universelle.

Avoir conscience des autres, c'est avoir conscience de soi.
Hors avoir conscience de soi, c'est prendre toute la place.
C'est déjà marcher sur les autres.

La boucle est alors bouclée, nous sommes bien seuls.

Nous sommes bien forcés de rester, notre vie durant, plus proche de nous que nous ne le serons jamais des autres.

Sommes nous donc condamnés irrémédiablement à la solitude ?

Existe-t-il une solution, une manière de vaincre notre conscience de nous-même, de nous fondre au cœur des autres au point d'éradiquer notre mal ?

Malheureusement pour vous comme pour moi, vous ne trouverez pas ici un remède ou un essai philosophique miracle sur la solitude, qui vous guérira en quelques jours à coup sûr en éloignant cette intruse à jamais.

Notons que je n'aurais jamais la bêtise d'avoir la prétention de tout savoir - bien au contraire et vous le comprendrez assez vite.

Notons aussi que j'ai bien compris, et je ne pense pas être la seule, qu'on ne guérit pas la solitude comme on va chercher son Doliprane dans la pharmacie du coin.

   Cependant face à un problème commun, nous ne trouvons généralement pas mieux à faire individuellement que de donner notre propre experience, livrée honnêtement et simplement.
Espérant peut-être que l'autre y trouve, sinon du réconfort, des clés, des indices, peut-être un biais nouveau qu'il n'avait pas envisagé pour se sortir de cette situation.

Je n'ai donc vous l'aurez compris, pas trouvé mieux que de tenter ici, à mon tour, d'ajouter ma pierre à l'édifice.
Modestement et sans avoir la prétention d'apporter de vérité absolue, je vous livre également, à titre individuel, mon petit bout de chemin avec la solitude.
Chemin sinueux à certains moments il faut l'avouer - mais suffisamment intéressant je crois pour réussir à remplir quelques pages, et peut-être toucher les quelques esprits venus se perdre jusqu'ici.

Alors oui, pour ma part : la solitude est surmontable. Après des années de guerre ouvertement déclarée, je crois que l'intruse et moi avons réussi à apaiser le brouillard qui nous entourait toutes les deux.

Et j'espère, en mettant enfin à l'écrit ce voyage avec elle qui m'a tant fait grandir, éclaircir au moins un petit peu la barrière opaque de nos solitudes.

Houdini ou les hautes lumières Où les histoires vivent. Découvrez maintenant