Analepse

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- Madame, il nous faut préparer vos acquis.

Je courais dans le jardin de la résidence de Père, un beau jour de printemps. L'air était frais mais convenait particulièrement à la chaleur qui grandissait en moi au fur et à mesure que je faisais des tours dans le jardin. Le soleil montrait le bout de son nez et les fleurs lui rendaient ce sourire. Les arbres parlaient entre eux et la brise sifflaient entre les branches élancées. L'herbe verte et fraîche glissait doucement entre mes pieds à chaque pas entrepris.

La visite d'Hélios était un passage sans retour de ma promenade dans ces jardins que je chérissais tant. Et il était là, debout, devant moi. Ce magnifique cheval d'un blanc pur, qui me subjuguait à chacune de ses foulées, chacun de ses hennissements. Il avait ce regard, épris de douceur, qui ne saurait raisonnablement jamais expliquer mon apaisement à sa vue. Lancé au galop, c'était un pur émerveillement qui, à coup sûr, gagnerait facilement sa place dans une course de haut rang ou en efficacité à la chasse. Comme chaque matin, du haut de mes quatorze ans, je lui rendais visite. Je lui donnait de quoi se rassasier, et s'occupait moi-même de lui. J'avais gagné sa confiance. La gouvernante du domaine, Florine, débarquait derrière moi, aigrie, comme à son habitude :

- Mademoiselle, qu'avez-vous donc encore fait ? Personne ne peut apprendre à cette empotée quel est son rang ? Venez, Monsieur vous cherche.

La vieille Florine me prit le poignet et me tira vers l'entrée du domaine. Florine était toujours comme ça, songeais-je. Toujours à perfectionner ce qui ne peut l'être mais malgré la dureté de ses traits et l'envie irrépressible de fuir lorsqu'elle commençait à s'agacer, on s'y attachait.

Père se tenait dans son fauteuil habituel, un livre dans une main et la pipe dans l'autre. Il avait le même regard sombre, bien différent du mien, que j'avais hérité de ma mère. Lorsque j'entrais dans la pièce, précédé de ma gouverne, il ferma sèchement le livre et le posa à côté de lui.

- Père, dit la jeune femme en s'agenouillant pour faire une révérence.

Il se leva, le menton haut, la tête droite, les bras croisés derrière le dos. Tel était Monsieur. Froid, sombre, de marbre. Depuis la mort de Mère , quatre années plus tôt , il ne vivait plus et errait dans un corps qui ne trouvait sa place. Je venais parfois à me demander ce qui le rendait heureux, ce qui faisait son bonheur maintenant. Moi ? L'art ? Son travail ? À quoi s'accroche-t'il ?

- Mademoiselle. Je vois que vous avez été, encore une fois bien matinal, à en juger votre accoutrement.

Il est vrai que ma petite robe bleue avait perdu de son éclat. Elle semblait maintenant recouverte d'un petit voile de poussière et de terre.

- Je ne peux m'en empêcher , Monsieur. Ce jardin est digne de l'une de vos peintures, sa beauté est sans égal.

Mon innocence fit rire mon paternel. Il est bien vrai que j'avais hérité du sourire de ma mère.

- Marie, venez vous asseoir je vous prie, je dois m'entretenir avec vous.

Je fus alors prise d'un petit sursaut. Il était rare que mon père m'appelle par mon prénom. Cela arrivait souvent quand il était en colère contre l'une de ses bêtises ou bien encore lorsqu'il devait lui parler d'un sujet plutôt sérieux. La dernière fois qu'il prit ce ton, c'était pour lui annoncer que Madame était mourante. Je me tus donc et prit place à ses côtés sans un mot de plus.

- Comme vous le savez peut-être, mes fonctions au sein du royaume de France m'oblige souvent à voyager durant quelques jours.

Évidemment. je me souvenais encore de chaque souvenir que mon père me ramenait. Il visitait les régions de France et parfois même d'autres pays, et ramener un souvenir était devenu un rituel.

- Cette fois encore, je dois me rendre en Irlande, puis revenir en Europe et partir en Autriche ainsi qu'en Allemagne pour des négociations.. Mais cela s'annonce plus compliqué que prévu et je me dois de m'en aller pour une durée de cinq ans.

La nouvelle me laissait de marbre, et j'avalais alors difficilement ma salive avant de prononcer les mots suivants :

- Cinq ans ? Mais, que vais-je devenir ?!

Ma surprise était sans précédent et je ne voyais guère cette nouvelle arriver. Il arrivait que Monsieur partent quelques semaines, quelques mois tout au plus mais ici, tout était ramené en année et cela était impensable pour moi de rester seule avec la vieille Florine et les quelques servantes de la maison, cinq années durant. Elle regardait Monsieur, avec interrogation, la gorge serrée, quand celui-ci vint à répondre à sa question :

- J'ai décidé de donner votre main.

La réponse fut sans appel. Je regardais Florine, horrifiée, qui avait la tête baissée. Je regardais aussi mon père, les yeux écarquillés, les larmes coulant à flot :

- Je n'ai que quatorze ans ! Vous en rendez-vous compte ? Donner ma main à quelqu'un que je n'aurais pu choisir, et qui ne veut sûrement même pas de moi comme épouse ? Pourquoi ? Pourquoi avez-vous donné votre consentement ?!

Père ne sut que répondre et se leva d'un ton autoritaire.

- L'amour n'a pas sa place dans notre société. Vous vous marierez avec le duc de Montbazon.  Il a accepté bien que votre dot soit moindre. Vous partez demain.

Monsieur sortit précipitamment du domaine. La nouvelle fut lourde. J'allais donc être contrainte à quitter ce paradis où je vivais, au milieu des animaux, de mon cheval, de cette paisible nature pour me retrouver mariée à un duc qui plus est, sûrement beaucoup plus âgé que moi et que je n'ai pas choisi. Je ne pouvais envisager cette vie que mon père me donnait. Les larmes continuèrent de couler à flot, seules, sans que personne ne puisse les arrêter. La vieille Florine, s'avança, me donnant un mouchoir puis fidèle à elle-même dit vivement :

- Madame, il nous faut préparer vos acquis.

-Fin du flashback-

- Madame ?

Je sortais de mes pensées et revit ce souvenir qui ne m'était toujours pas le plus agréable. La pensée d'un soudain déménagement ne m'enchantait guère encore et la dernière fois que je l'avais vécu, une partie de moi fut brisée. La voix de la femme de chambre me ramena alors dans la triste réalité :

- Bien, faites de votre mieux Doriane.

Les Ailes De Marie. Où les histoires vivent. Découvrez maintenant