4. MATTHIEU

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Bip ! Bip ! Bip !

Sa main partit aussitôt en direction du réveil, en essayant de l'atteindre le plus vite possible pour faire cesser ce bruit infernal. En vain. Il a dû se passer deux bonnes minutes et une cinquantaine de sonnerie de ce foutu réveil pour que l'homme encore semi-endormi arrive à toucher sa cible. Il ne pû retenir un grognement. La nuit a été longue. Mais Matthieu ne l'avait pas passée dans son lit.

Les yeux encore clos, le médecin tira la couette d'un grand geste théâtral, mettant son corps entier à l'air libre. Il extirpa sa jambe gauche du lit, et posa son pied gauche par terre. S'ensuit le deuxième, après quelques instants de flottement.

Une fois ses deux pieds posés sur le tapis rouge bien doux qu'il avait hérité de sa grand-mère, il monta son corps au-dessus de ses chevilles. Les yeux toujours fermés.

Cette nuit a été une nuit particulièrement éprouvante pour le jeune médecin. Un bus scolaire avait été percuté par un camion de deux tonnes transportant de la nourriture pour bovins. Le chauffeur au volant de ce véhicule, qui était sûrement en train de rouler depuis bien trop longtemps, n'avait "pas vu ce foutu feu à la con apparu de nul part". On vous laisse imaginer les dégâts. 90% des élèves présents dans le bus étaient touchés, dont 8 étaient entre la vie et la mort.

Matthieu avait donc accueillit un par un ces jeunes corps ensanglantés, et ne se posa pas avant que l'entièreté ne soient soignée et profondément endormie dans leur lit d'hôpital.

Les enfants étaient arrivés à 2:01 du matin. Matthieu était ressorti des urgences, son devoir accompli, à 8:35.

Avant de rentrer chez lui, il ne manquait pas son rituel quotidien d'aller se poser dans la salle d'attente, un gobelet rempli de café fumant à la main. À chaque fois, il s'imaginait ce que les personnes assises là pouvaient ressentir, pouvaient penser. Certains étaient des patients, souffrant d'un mal plus ou moins grave. D'autres étaient la famille de patients. Qui s'assayaient ici pour une durée indéterminée, attendant des nouvelles de leur proche. Qu'elle soit bonne ou mauvaise, tout ce qu'ils voulaient à ce moment précis, c'était savoir. Savoir s'il y avait de l'espoir ou non. Savoir si on s'occupait de leur proche, savoir s'il était entre de bonnes mains. Ils se doutaient pratiquement à chaque fois de la réponse. Mais ils voulaient juste l'entendre. Ils voulaient juste qu'on les rassure.

Après une bonne demi-heure de somnolence en se mettant dans la peau des autres, Matthieu commença à recouvrer ses esprits et se décida de partir de l'hôpital. Et ne mit pas moins de dix minutes pour atteindre son appartement. C'était le gros point positif de là où il habitait. Certes il était dans un quartier pas très bien fréquenté, certes il devait prendre la voiture pour s'acheter une simple baguette aux céréales, mais au moins, il était à côté de son boulot. Et c'était la seule chose qui lui importait dans tous ces critères. Ça lui arrivait souvent de se faire sonner en pleine nuit -ou en plein jour, il ne faisait plus vraiment de différence maintenant-, donc il se devait de rester près de ses patients.

Une fois chez lui, il avait également un autre rituel. Se jeter littéralement sur son lit encore défait de la veille, les chaussures encore aux pieds et la veste encore sur ses épaules. Et il partait. Pratiquement instantanément.

Voilà son quotidien. Entre son appartement, où il était 10% de sa vie, et l'hôpital, où il était les 90% qui restaient. Voilà sa vie. Mais Matthieu ne se plaignait jamais. Il ne se plaignait jamais car c'était la vie qu'il avait choisie. Car oui, Matthieu avait choisi de dédier sa vie entière à tenter de sauver l'humanité. Il avait choisi de vivre dans cet appartement de 23m2, où la serrure de l'entrée ne fonctionnait pas depuis qu'il avait emménagé, alors que le médecin avait largement les moyens de se payer le quadruple de se qu'il avait.

Tout était son choix. Dont le choix de ne plus parler à ses parents, qui ne comprenaient pas le besoin de leur fils de se mêler à la violente réalité de la vie, à la souffrance et au sang. Ceux-ci avaient proposé maintes et maintes fois de lui donner une partie de leur fortune afin de monter sa propre boîte et de devenir un grand homme d'affaires.

Mais celui-ci avait tout bonnement refusé, maintes et maintes fois. Il avait toujours haïe le monde dans lequel vivaient ses géniteurs. Un monde d'apparence, superficiel, un monde où l'argent primait sur tout, au détriment de toute moralité. C'était donc son choix de s'exiler à la capitale loin de la campagne bordelaise dans laquelle vivaient ses parents depuis une décennie.

Il s'était battu toute sa vie pour ne pas leur ressembler. Bien qu'ils ont été au petit soin avec leur cadet, Matthieu ne se souvient de n'avoir ressenti aucun sentiment de confort et d'amour de la part de son père et de sa mère. Ceux-ci le voyait comme leur simple trophée, qui deviendrait très bientôt l'heureux héritié de leur affaire : leur pépinière, regroupant des milliers de plantes, d'arbres et de fleurs du monde entier. Leur fils, bien que séduit par leur idée de production de végétaux, aidant le développement de la biodiversité et de la protection de la flore, ne pouvait accepter une telle succession. Matthieu n'était pas fait pour ce monde-là. Il ne savait pas manier les chiffres tel un grand économiste et n'avait aucun talent de négociateur tel un grand commerçant. Matthieu avait une destinée, et il l'a trouva très tôt : devenir médecin.  Il était né pour sauver des vies, et il le savait au plus profond de lui depuis l'âge où il jouait au docteur avec sa voisine Joséphine.

Alors Matthieu n'était pas malheureux. Il était fatigué, certes, mais épanoui. Déjà, il avait atteint son plus grand rêve, face au vent contraire que lui soufflait ses parents depuis qu'il était enfant. Et cela, sans aide aucune de ses géniteurs, méritant chaque centimes qu'il possédait dans son porte-monnaie. Par des petits boulot au  SuperMarket de son quartier dans lequel il avait travaillé pendant trois ans six jours sur sept, par exemple.

Selon la théorie des animaux que nous avions énuméré au tout début de ce récit, Matthieu faisait parti de la population qui se rangeait dans la catégorie des ours.

Et il en était très fier. À part peut-être le moment où son affreux réveil déniché dans un marché aux puces parisien sonnait dans ses tympans au moment où il était plongé dans ses doux rêves d'enfants, loin de la dure vie qu'il menait tous les jours de son existence. Loin de tout.

L'ÉCHELLE DES SENTIMENTSOù les histoires vivent. Découvrez maintenant