« Enfant, ne détourne jamais les yeux de l'effigie incrustée au centre de ton arbre, car alors à ton ventre, les mauvaises herbes rejailliront et bloqueront le passage vers ton cœur.
À ton insu, elles absorberont le pollen de ta raison et ton essence sera perdue.»
- Note retrouvée entre les pages éparpillées du livre d'Aelis l'animiste.
La prunelle trépigne sous un rideau de larmes.
La tiédeur dans l'œil brosse un paysage tout de friches et de broussailles, en haut de la rue et métamorphose le trou de verdure aux dernières masures, en lisière de forêt tout droit évadée d'une toile impressionniste.
Regarde où tu marches, mauvaise graine !
Dans une succession de cabrioles plus épiques les unes que les autres, Aela éclabousse le tracé du sentier avec les couleurs fanées du tableau. L'enfant de douze ans se délivre gracieusement aux ondulations de la route où les voitures passent parfois en crachant leur pollution, pour s'incruster au fond de la toile où le bois se fait plus épais.
L'enfant a le visage creusé par les larmes et cela l'embête d'être surprise par les automobilistes dans cet état où ses émotions frisent à fleur de peau, de plus, le bruit des moteurs l'agresse.
Il lui suffit de fermer les yeux pour les voir la dévisager à bord de leurs embarcations cossues avec cette expression mi-peinée, mi-intriguée, plastifiée sur leurs trognes abîmées par la vitesse et le reflet des vitres, tandis qu'elle peine à contenir un sanglot lui montant à la gorge.
Qu'adviendrait-il d'elle s'ils voient luire sous les airs de la petite fille rebelle de douze ans, l'éclat de tristesse intrinsèque à son existence ?
Aela plisse férocement des yeux à cette idée, sa lèvre inférieure tremble comme la corde d'une guitare sur laquelle on aurait tiré trop fort. Jamais elle ne laisserait quelqu'un jeter un œil sous le masque de la préadolescente rebelle qu'elle porte et combien même ils verraient luire l'instant d'un relâchement, les phares de la détresse dans ses yeux, elle s'arrangerait pour avoir leur peau...
Aela déteste qu'ils la prennent en pitié, peut-être parce qu'aussitôt, elle serait prise au piège de son vrai visage et de la honte que lui entraîne cette vision, ou bien le sentiment trouve-t-il sa source dans le dégoût qu'inspire en elle l'évocation de ces mots qui tournent en boucle dans son esprit, à chaque abaissement de l'aiguille sur le phonographe révélant le timbre crispé de la voix : « Pécheresse, vermine, outrage à la création, gobelin ! Combien de fois doit-on te répéter de ne pas sortir à l'extérieur sans tes gants ? Quoi ? Que fais-tu ? Ne t'approche pas de moi avec ces mains souillées par le diable, éloigne-toi ! Va-t'en ! Tu es une hérésie pour toute notre espèce !»
Une mélasse de poussière mêlée de brindilles et d'épines est projetée dans son sillage quand elle ouvre une brèche à travers les arbustes. Aela court en s'éloignant à grandes enjambées du lieu où la présence humaine se fait encore sentir, caracolant de bosquet en fourré, recouvrant à chaque pas de danse, les indices qu'elle a semés durant ses expéditions passées.
À plusieurs reprises au cours de son ascension, Aela trébuche dans la boue et manque de dégringoler du haut d'un ravin en s'engageant sur un terrain qu'une pluie récente a rendu traître.
Les bras écartés à l'extrême pour tenir ses mains sales à l'écart de sa jupe, poussiéreuse, mais encore propre, elle donne l'impression d'agiter ses paluches après les avoir trempées dans de la peinture, à la recherche d'un mur où plaquer sa griffe sauf que ses paumes sont moites de terre et qu'elle les essuie sur le flanc d'un rocher.
Elle court sans s'arrêter. Elle se précipite de droite et de gauche, résiliée, les cheveux au vent, le vent en poupe, jusqu'à fondre sa silhouette parmi celles des arbres noueux. Dans le dédale du bois, elle n'est plus qu'une forme abstraite sculptée dans un tronc, que le chant d'un oiseau rythmé par le glouglou d'une ravine.
Haletante, le visage empourpré par l'effort, elle émerge au détour d'une clairière à la rencontre de son refuge salutaire; la cabane se devine au loin comme étant un empilement échevelé de planches en raphia, formant une ziggourat invraisemblable posée on ne sait comment, en équilibre sur les cornes d'un chêne millénaire.
En se rapprochant de l'endroit, le charme se rompt ; un faisceau de lumière blanc révèle la toison de barbelés et de fil de fer qui se cache derrière les rideaux et sillonne la structure en la maintenant en place sur la ramure de l'arbre. Un fredonnement aussi, résonne un peu plus près, un « Floush » intriguant et étonnamment aigu, aussi sifflant à travers les fissures de l'écorce au passage d'Aela. C'est l'arbre lui-même qui souffle sur sa frondaison, lui signalant la bienvenue.
Une étrange floraison en losanges éclos tout autour de l'échelle appuyée contre la paroi de l'arbre à mesure qu'Aela grimpe à l'intérieur de la cabane. Sa longue chevelure en tourbillons noirs affleure du sol semé de feuilles d'érables rouges, suivi par ses deux globules grisonnants qui découvrent les murs criblés de fentes et de passages d'air où la pâle lueur du soleil s'insinue timidement. Le corps se dégage enfin tout entier de l'orifice aménagé en guise d'entrée.
Il y a des fêlures au toit à rembourrer de glaise et des lampions suspendus, le long de la pièce à regarnir de lucioles, Aela a conscience de la masse de travail qui lui reste à accomplir pour donner corps à ce refuge, mais aujourd'hui, elle décide de fermer les yeux sur l'aspect rudimentaire. À l'origine elle a jeté les fondations de la cabane dans le seul but de se construire un refuge et si elle revient aujourd'hui, c'est pour contenter cette nécessité.
Elle ne l'oublie pas, comment pourrait-elle l'oublier avec toutes les entraves qu'ils lui ont mises ?
Elle reste assise un long moment au centre de la pièce à fouiller dans des babioles disposées à l'emporte-pièce sur un bout-de-table recyclé quand elle s'arrête, interdite après avoir mis la main sur une vieille boîte, d'un rouge fané.
Elle jette sa main au fond du carton et remorque une poupée qui prend immédiatement vie sous son toucher comme si le seul frottement de ses doigts avec la matière provoque cette étincelle qui ranime les choses à la vie.
Aela serre fortement la poupée contre sa poitrine, tandis que sur ses articulations se lisent les signes distinctifs de la résurrection. Elle pousse un sanglot entrecoupé de mots : « Merci, Céleste, d'être là pour moi... » Aussitôt capable de parole, la poupée Céleste berce l'enfant de son étreinte en lui murmurant à l'oreille : « tout doux...tout doux. »
Elle seule parvient à balayer la poussière accumulée sur son cœur.
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L'enfance compromise de l'animiste.
ParanormaleA la naissance, Aela est bénie du ciel avec un don fantastique qui la prédispose aux arcanes magiques ; son toucher lui permet de ramener des choses inertes à la vie. Hélas, tout en sa défaveur, le milieu dans lequel elle grandi est insensible aux m...