Superficiels

Chapitre 1

Cette rue peuplée de clones qui apparaît sur mon écran, je ne peux plus la voir. Tous ces gens qui se disent parfaits. Ils le sont peut-être aux yeux du monde qui les entoure, mais pas auprès des miens. La plupart ont été retouchés jusqu'à atteindre un point de non retour au niveau de la perte de personnalité.

Bien sûr, la diversité est la bienvenue. Il y a énormément de styles différents qui se pavanent dans les rues d'Argany. Tous plus superbes les uns que les autres. Parfois, j'en reste pétrifiée. Je dois l'avouer, je ne les trouve pas moche, loin de là - c'est d'ailleurs leur but, paraître beau. Mais ce qui me dégoûte, c'est ce qu'ils sont réellement.
Certes, je peux comprendre que l'on soit tentés de se faire refaire le visage pour vivre bien, mais il n'y a jamais eu de protestations contre cette société, c'est ça que je déplore.

Moi... je ne suis pas jolie. Trop long nez, cheveux constaments secs comme de la paille, petits yeux... je vous laisse imaginer mon portait. Et encore. Ce n'est que mon visage. Mieux vaut ne pas parler de mon corp squelettique, mon manque de formes et ma taille inférieure à la moyenne. Non, je ne correspond vraiment pas à leurs critères de beauté. Mais je m'en moque. Pour Alycia, je suis merveilleusement belle et pour Don, je suis la beauté incarnée. Pour moi, ils sont bien plus.

Nous vivons tous les trois dans cette ville sans nom - pourquoi nommer quelque chose d'aussi ignoble ? -, qui regroupe tous ceux qui n'ont pas le physique qu'il faudrait. La plupart des gens ont de quoi se payer à manger, des vêtement, un loyer mais ça s'arrête là. Tout le surplus qu'on les beaux privilégiés d'Argany est impossible à acheter pour la plupart des citoyens d'ici. Ça rend la queue du puis - seul lieu d'eau ayant un prix convenable - interminable. Les gens se couchent en même temps que le soleil, meurent de chaud en été et de froid en hiver.

Nous pourrions avoir recours à la chirurgie, ce serait si simple. Mais les prix ont beau avoir énormément baissé ce n'est pas à porté de n'importe qui. Il y a d'ailleurs pas mal d'habitants qui économisent dans l'espoir de pouvoir effacer leur visage qui les rabaisse tant. Je les comprend, mais je n'ai pas ce désir. Je préfère rester moi même. Enola Tuckers. Peut-être laide aux yeux d'Argany, mais fière de l'être.

D'ailleurs, mes amis sont du même avis. Pour cause, les noms de Donovan Robinson et d'Alycia Soyinka figurent dans le registre des interdits à Argany. Nous ne vivons pas spécialement bien, mais ça pourrait être pire. Nous nous partageons le loyer de l'appartement dans lequel nous vivons en colocation. Nous avons ainsi accès à l'eau courante (mais pas chaude, nous devons la faire chauffer sur la gazinière), à un peu d'éléctricité et pour le gaz nous achetons des bonbonnes.

J'entend les clefs tourner sur la porte. Ça ne peut être que Don. Alycia travaille tard, elle est aide soignante dans le modeste hôpital de notre Ville Sans Nom.
- Enola ! Déjà rentrée ? Qu'est-ce que tu fais devant la loterie d'Argany ?
Je n'avais pas fait attention au changement de programme. J'éteins la télévision et me tourne vers mon colocataire.
- Oui, mon patron m'a dit que je pouvais rentrer un peu plus tôt exceptionnellement. Je crois qu'il attend quelqu'un.
Je travaille comme secrétaire dans une banque. Il n'y a pas grand chose à faire, vu le peu de fortune qu'il y a, mais j'ai au moins un salaire.

- Un supérieur ?
- Non, sa femme.
- En quoi c'est un problème ?
- Elle ne m'aime pas depuis que j'ai trébuché sur son maudit cabot et renversé du café sur sa jupe. Son mari lui a dit qu'il me virerait, mais il est trop gentil pour le faire.
- Toi ? Faire une gaffe pareille ? Tu rigoles ?
- Son chien est minuscule.
Il pouffe et ouvre le placard où sont rangés les biscuits et autres choses du genre.
- C'est vide ! Geint-il.
- Alycia.
Il lève les yeux au ciel et s'assoit à côté de moi.

Alycia grignote beaucoup mais ne prend jamais de poid, contrairement à Don. Il devrait entamer un régime, mais à chaque fois qu'il dit qu'il le fait, il abandonne au bout d'un jour. Ce n'est pas tant un problème d'apparence mais de santé. Alycia n'arrête pas de le lui répéter. Elle fait très attention à ça, sauf quand il s'agit d'elle. Elle est habituée à faire attention à la santé des autres. Elle n'est pas diplômée, - personne ne l'est ici, l'école s'arrête à la fin du collège - mais je suis certaine qu'elle ferait des étincelles si elle intégrait une école de médecine d'Argany.

*****

Je me réveille en sursaut, secouée par une main qui paraît extrêmement pâle à la lumière de la télévision.
- Enola ! Je t'ai déjà dis de pas t'endormir dans cette position, t'as des torticolis, après.
Alycia me regarde d'un air doux qui se veut énervé. Je me rend alors compte, une nouvelle fois, de combien elle est jolie avec ses cheveux blonds qui encadrent son visage pâle. Si elle prenait plus soin d'elle (comme en utilisant la crème contre l'acné très vendue à Argany) et avec un peu de maquillage elle pourrait vivre à Argany. Du fond de teint effacerait sa paleur maladive et ses énormes cernes. Du mascara mettrait en valeur ses magnifiques yeux bleus électriques et je pense que les stylistes d'Argany sauraient lui proposer des palettes de maquillages dont je ne connais le nom. Je suis au courant de ce qui est en vogue à Argany grâce aux émissions de télé-réalité qu'ils diffusent. Dernièrement, d'ailleurs, Brenda a quitté Jonh...

- Allez, lève toi, je voudrais bien te porter, mais je suis trop fatiguée, désolée...
- Grmm, pas la peine...
Je me relève lentement, éteins l'écran et prend la main que me tend Alycia. Elle me guide dans la chambre avec des phrases du genre 《Attention, porte》ou 《Mais... pourquoi tu vas dans les toilettes ?! C'est un trois pièces et t'arrive quand même à te perdre ?!》. Nous n'avons qu'une chambre pour trois et ne disposons que d'un lit. Nous nous relayons pour dormir sur le canapé pendant que les deux autres profitent du lit. Cette nuit j'étais censée me coucher aux côtés de Don, mais la télévision a eu raison de moi...