Chapitre 2

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《Wow ! Ce serait génial si tu le faisais, Enola, toi qui a toujours les mots qui marquent les esprits... enfin, tu vois ce que je veux dire ?》. C'est de cette phrase que tout est parti. Cette phrase innocente, venant d'une fille innocente, à propos d'une émission... pas si innocente. Une émission dans laquelle les gens qui vivent dans La Ville Sans Nom sont exposés comme des animaux de foire aux habitants d'Argany. Oh, ce qu'ils doivent nous trouver laids. Heureusement que nous sommes bien à l'abris d'eux. Ou, de leur point de vue, heureusement qu'ils sont bien à l'abri de nous, plutôt.

Je ne pensais pas me retrouver un jour sur le point d'entrer à Argany grâce - ou à cause, à voir - à Lavande... Lavande et Alycia. Lavande et ses cheveux roux, ses couettes et son sweat-shirt rose. Trop grande, visage trop anguleux pour habiter à Argany. A toujours un ragot à raconter et toujours fourrée dans les pattes du garçon qu'elle aime depuis le CE1. Adorable mais inquiétante quand elle te sort des informations sur toi-même que tu ignorais. Elle tient carrément un carnet ! Les prénoms accompagnés des photos de quasiment tous les habitants de la ville y sont répertoriés. Ça fait un peu psychopathe... Quand on y réfléchit elle est carrément flippante cette fille !

Enfin bref. Maintenant voilà que je dois aller sur ce foutu plateau. Dans cette foutue émission. Dans une foutue ville. Avec un foutu public à divertir.
L'émission est simple ; une jolie questionnneuse, un moche questionné. Et moi j'allais être ce "moche questionné". Génial.

*****

- Mademoiselle Tuckers ?
- Euh, oui ?
Je m'avance rapidement derrière le rideau qui sépare - provisoirement - public. On me fait signe de m'asseoir sur un grand fauteuil qui, à première vue, paraît moelleux. Le velour violet se révèle au final extrêmement inconfortable, je m'enfonce dedans et il y a très peu de chance que je me relève "avec grâce" comme on me l'a ordonné.

Avant l'émission une dame aux cils immenses m'a rapidement appliqué du fond de teint - certainement pour que je ne fasse pas trop peur au public - en me toisant. Elle avait des cheveux rouges ramenés en un chignon avec des mèches qui s'en échappaient. Je m'attendais à un visage parfaitement lisse de la part de tous les habitants d'Argany, mais ce n'était pas le cas de cette dame. Quand je lui ai demandé pourquoi elle m'a froidement répondu qu'elle n'avait pas à se justifier. Je n'ai pas insisté.

Je ne porte pas de tenue particulière pour l'émission et personne n'est venu me dire quoi que ce soit à propos de ma chemise kaki abîmée ni de mon leggings blanc déchiré aux genoux - d'après ce que j'ai compris c'est un style à Argany, sauf que en ce qui me concerne ce n'est pas une question de style mais d'argent, de manque d'argent, plus précisément.

Le garçon d'une vingtaine d'années aux cheveux châtains clairs qui me guide depuis le début capte mon regard, certainement pour me faire un autre de ses innombrables "briefing".
- Les rideaux vont s'ouvrir dans quelques instants. Tu devras répondre aux questions posées par Adelfa, comme chaque émissions, d'accord ?
- Oui.
- Surtout, ne lui coupe sous AUCUN prétexte la parole. On dirait pas comme ça mais elle est super susceptible.
- D'accord.
- Et décoince-toi un peu, on dirait que t'es constipée !
Je rigole nerveusement et m'efforce d'avoir un air dégagé. Je pensais que les personnes de ce milieu plutôt bourgeois - les personnes qui travaillent dans cette émission sont très bien payés, je ne sais pas pourquoi - parlaient mieux, mais ce n'est apparemment pas le cas de tout le monde.

Je regarde mon "guide" disparaître dans les coulisses et Adelfa en sortir. Elle est vêtue d'une somptueuse robe de soie (Je suppose que c'est de la soie, du moins) à manches bouffantes. Cette journaliste est connue pour sa spontanéité et son remarquable talent pour poser des questions considérées comme pertinentes ici mais comme gênantes ailleurs. Elle s'installe sur le siège à l'opposé du mien, situé de la même façon ; de trois quarts par rapport aux rideaux et donc au public. Elle m'adresse un bref regard et fait un signe de la main.

Et les rideaux s'ouvrent.

Adelfa se lève et salue le public, comme je suis censée le faire. Mais je n'obéis pas aux ordres que l'on m'a donné. Je refuse d'obéir. Je ne sais pas pourquoi. Allez, lève toi Enola, c'est pas le moment d'être têtue. Mais rien à faire. Quelque chose fait que je n'y parvient pas. Peut-être toute l'amertume que j'éprouve envers ce public. Au final, les applaudissements s'estompent et après quelques paires d'yeux tournés sur mon regard récalcitrant que je m'efforce d'effacer les spectateurs se rassoient.

- Bonsoir mesdames et messieurs ! S'exclame d'un air enjoué Adelfa. J'espère que vous vous portez bien en cette douce soirée printanière. L'invitée de cette émission se prénomme Enola Tuckers, je vous demande un tonnerre d'applaudissements en son honneur !
Cette fois-ci je me lève, souris vaguement puis me rasseoit rapidement, ne sachant que faire. Le en son honneur me ferait presque rire... Depuis quand nous sommes honorés, nous ? Tout ça n'est que pour l'image. Encore du paraître. Toujours du paraître.

- Nous allons donc pouvoir commencer l'interview. Dis-moi, qu'est-ce qui t'amène ici, Enola ?
Ben oui, on ne s'embête pas à vouvoyer les personnes qui n'ont pas le physique adéquat, ici.
- On ne m'a pas vraiment demandé mon avis... marmonnais-je.
Je n'étais franchement pas motivée à la vue de cette interview, mais c'est encore pire une fois sur scène. Adelfa garde son grand sourire - certainement forcé - et essaie de me faire parler d'avantage.
- Comment ça ?
C'est là que me vient une idée. Un désir, plutôt. Le désir de faire remonter - un tout petit peu, du moins - la réputation de ma Ville Sans Nom.

- J'ai une amie, Lavande. Elle est adorable, d'ailleurs. Toujours la première à vous complimenter et toujours là pour vous remonter le moral. Bon, par contre faut pas lui confier de secret parce que, désolée Lavande, mais je sais que t'es pas le genre à tenir ta langue. Et elle connaît quasiment tout le monde dans la ville ! Bref, elle m'a dit que ce serait bien que je fasse l'émission parce que j'avais "Toujours les mots qui marquent les esprits", comme elle dit.
Adelfa, surprise mais enthousiasmée par ce soudain regain d'énergie bafouille :
- Ah euh, d'accord, aha.
- C'est d'ailleurs dommage...
Adelfa hausse un sourcil interroguateur.
- Et bien elle est extrêmement pauvre.
- Et alors ?
- Tout ça parce qu'elle n'a pas vos critères de beauté... Enfin, n'abordons pas ce sujet délicat.
- Si, justement. Qu'est-ce que tu nous reproches ?
- C'est évident. De trop vous appuyer sur le physique. D'être trop... trop superficiels. C'est débile, au fond.
- Oui, mais au moins, nous ressemblons à quelque chose, nous !
La présentatrice semblait outrée et vexée par mes propos, et tant mieux. Je ne compte pas m'arrêter là, d'ailleurs.

- Peut-être que vous ressemblez à quelque chose. Mais au fond, est-ce que vous êtes quelque chose ? Parce que sous toutes ces couches de maquillage vous cachez ce que vous êtes réellement. Tout se résume à l'apparence. Son travail, sa popularité, ses amis, sa vie. Tout.
Au moins, dans ma ville où tout le monde est moche, tout est plus simple. On se fiche bien de savoir quel mascara on utilise, puisqu'on en utilise pas.

- C'est faux ! Nous avons les meilleurs scientifiques ! Chez toi il n'y a que des bons à rien, vous êtes aussi laids que bêtes !
- Vous croyez pas que c'est parce que vous nous laissez pas de chances ?! Nous n'avons pas de quoi faire des études. Une de mes amies est brillante pourtant, elle n'a pas le droit d'accéder à l'école de médecine, où elle ferait très certainement des étincelles.
Ensuite, certes je fais des généralités, mais il n'empêche que c'est comme ça que fonctionne la société, et si tout le monde acceptait n'importe quel visage, alors il n'y aurait pas de ville sans nom. Il n'y aurait pas des centaines voire des milliers de personnes qui complexent sans cesse. Car je sais très bien que malgré toutes les chirurgies esthétiques que vous pouvez faire vous ne serez jamais satisfaits, pour la simple et bonne raison que vous ne pouvez pas changer votre mental avec du plastique. En fait, on dirait qu'à force de vous plastifier le corps, votre cerveau aussi a été plastifié !

Je vois déjà Alycia en train de rigoler et Don qui m'applaudit sur notre canapé. Le public est choqué de ma provocation et tant mieux car c'était le but. Adelfa semble profondément heurtée, mais elle se ressaisit rapidement et réplique :
- Je ne vous permet pas. Tout le monde a sa chance, simplement, il faut de beaux visages à regarder dans la rue. Ça pique les yeux, sinon.
- Quoi !? Mais tous les visages sont beaux ! Leurs défauts font leur beauté. Chacun est unique ! À Argany tout le monde se ressemble ! Cette société est angoissante, voilà ! Tout le monde a la pression ; "Suis-je bien habillé, maquillé ? Classe et stylé ? Est-ce que je suis parfait ?". Personne n'est parfait, acceptez-le ! Et acceptez vous !

Et là, un homme s'est levé et a commencé à applaudir. Un autre, puis une femme, puis une autre, et ainsi de suite jusqu'à ce que toute la salle - mis à part Aldelfa et moi - soient debout.

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