I. Le foyer mort

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Cela faisait cinq ans que l'hiver durait.
La soie de mes draps était bien trop fine pour me laisser endormie bien longtemps. Quand j'ai ouvert les yeux, il faisait toujours sombre. En cette saison, impossible de déduire l'heure en regardant le ciel, mais j'ai l'habitude. J'attrapais ma couverture et la serrais contre moi en vain. Le manoir était toujours glacial. Je me demandais comment faisaient les autres pour dormir, ou pour rester calme. Des insomnies me tourmentaient depuis le début de cet hiver dont on ne voyait pas le bout et oubliait le commencement. Alors, comme souvent, je finis par sortir de cette chambre hostile, une couette sur le dos. Je préférais ne pas enfiler de souliers, au risque de me faire attraper par la bonne... Le son de mes pas était mât, et ma présence détectable que par le chandelier à trois têtes allumé maladroitement. La plus jeune de mes deux sœurs, Ollie, n'osait plus s'aventurer seule dans les couloirs. Elle décrivait le vent froid y pénétrant comme une « présence fantomatique ». Je pensais qu'à douze ans, elle avait passé l'âge... Avait-elle vraiment peur?
Le hall d'entrée était muni d'une cheminée jamais éteinte, et d'un local ayant autrefois servi de cellier. Mais ma mère avait le sens des priorités, et avec l'arrivée de l'hiver, le vin fut vite remplacé par un stock de bois sec. M'enroulant dans une couverture devant la cheminée, j'y trouvais comme un air d'été. Un soleil miniature que je contemplais chaque matin, avec l'espoir secret d'en trouver un plus grand en ouvrant les volets. Je savais qu'une pâleur froide m'attendrait à la place. Je restais à contempler le feu je ne sais combien de temps, jusqu'à entendre des talons lents.
_Mademoiselle, il est tôt.
Mathilda dite Molly, notre domestique depuis des années, devait se lever avant nous. Elle semblait contrariée de me trouver réveillée à l'aube.
_Et comment le sais-tu?
_Je le sais, voilà tout. Il fait moins frais quand il fait jour. Quant à vous, je vous somme de retourner au lit.
_Tu parles comme une gouvernante! Surveiller mon sommeil, ce n'est pas ton rôle.
_Madame sera fâchée de vous savoir si matinale.
Bien que l'avouer me peine, Molly n'avait pas tort. Depuis le décès douloureux de mon père il y a cinq ans, ma mère avait une obsession avec ma santé et celle de mes sœurs. Elle m'aurait cruellement sermonnée si elle était au courant de mes nuits courtes, et perdait son sang froid si je ne finissais pas mon assiette. Ollie avait prit un fort embonpoint à force de se gaver de légumes frais, alors ma mère l'a mise au régime, mais l'oblige à nouveau à manger plus que le nécessaire, soi-disant pour son bien. Annie, ma sœur puînée, obéissait sagement à notre mère, mais je savais qu'elle ne dormait pas, bien au contraire. Je l'entendais se lamenter chaque nuit, et son insomnie se lisait sur son visage. Elle portait toujours des vêtements de deuil, comme maman, même cinq ans après la tragédie...
_Tu n'oserais jamais le dire à ma mère. Tu l'aimes bien trop pour la tourmenter avec ça.
_C'est ma loyauté envers elle qui me conduira à tout lui révéler. Je vous prie de retourner vous coucher, que je puisse cuisiner votre petit-déjeuner l'esprit tranquille.
Avec un soupir lourd, je m'éloignais du feu, et enfilait une robe verte légère, sans corset ni jupon (mon dos est devenu un peu faible à force de le soutenir avec un corset, j'essaie de le muscler). Toujours pieds nu, je n'hésitais pas à aller dans le jardin, endroit bien plus apaisant que ma chambre. Molly ne vint pas me réprimander une seconde fois. Je sais qu'elle a le cœur bienveillant. Toute la ville était accablée par l'hiver, elle y comprit, bien qu'elle ne le montra pas. C'est comme si l'on avait oublié les bons souvenirs, remplacés par un blanc froid et sans vie. Autrefois, le jardin était rempli de myosotis, de marguerites, et de lilas. La senteur des fleurs flottait dans l'air et tourbillonnait autour du manoir, mais l'hiver arrivé, j'avais beau humer et humer, l'odeur n'était plus là. Malgré l'absence de couleurs et de parfum, le jardin restait le jardin, et les marguerites fanées restaient des marguerites. Un froissement de tissu interrompît mon havre de paix. Il y avait toujours quelqu'un pour venir me troubler, devant le feu ou au milieu de la neige.
_Maggie, tu fais quoi debout?
_On dit « que fais-tu », Annie.
_Que fais-tu, Annie.
_Ça, je me le demande. Pourquoi me déranges-tu chaque matin, Annie?
_Je suis lassée. On peut partir?
Anastasie n'était pas loquace avec les étrangers, mais avec moi, elle ne se privait pas. Je ne pouvais lui en vouloir, elle avait une peur terrible de la solitude, et même si l'avoir dans les jambes était souvent épuisant, mon statut d'aînée ne me permettait pas de la laisser sans défense.
_On va manquer le petit-déjeuner, et maman sera attristée.
_J'ai pas envie d'aller manger.
Ses paroles m'interpellèrent. Elle était toujours si docile avec maman, et n'aurait jamais osé manquer un repas. Pourtant, ce jour ci, elle était dans un autre état d'esprit. Je me retournais pour la regarder, mais je ne vis dans son regard rien d'autre que son ennui naturel. Pour être honnête, j'avais bien envie de m'en aller aussi. Endurer des réprimandes à plusieurs, c'est bien moins éprouvant que seule.
_Alors va chercher Ollie. Il n'est pas envisageable de partir sans elle.
_On part?
_Va la chercher, je te dis.
Annie sembla hésiter une seconde, puis s'exécuta. En réalité, Ollie s'appelait Olympia. Ce prénom aurait dû la comparer à un lieu digne des dieux, mais elle était bien faible. Aucune volonté, un esprit simple, elle ne servait qu'à être une mignonne petite fille décorant le manoir. Je tend à penser que c'était l'objectif de mes parents en faisant un troisième enfant. Anastasie était trop lugubre, j'étais trop hautaine... Ils se sont donnés une troisième chance, et ont réussi. Bientôt, j'entendais à nouveau les pas lourds de ma sœur. J'étais surprise que Molly ne l'aie pas interceptée. Mais Annie tenait une poupée entre les bras - et aucune trace d'Ollie. Elle abusait de ma patience.
_Si tu ne ramènes pas notre sœur, je ne quitterai pas la maison. Que vas-tu faire avec cette poupée?
_Elle était sur l'oreiller d'Ollie.
_Qu'en est-il de Lili?
_Je ne l'ai trouvée nulle part. Mais sa poupée est jolie.
_Tu es ridicule. Si elle découvre que tu lui as prit son jouet...
_Elle ne le découvrira pas de sitôt. L'idée de partir, elle l'a eue avant nous, j'en ai peur.
_Partir? Ollie, partir seule, elle qui ose à peine sortir de sa chambre?
Elle réfléchit et détourna son regard de moi. Pas de réponse. L'idée semblait absurde, mais elle avait réussi à pénétrer dans mon esprit. Olympia avait triste mine depuis quelques temps, mais c'était le cas de tout le monde... Quelques temps... Le temps, c'est une notion m'échappant chaque jour un peu plus.
_Annie, va me chercher mes bas et des chaussures.

MARGARITA - Le château de l'archiduchesseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant