Chapitre 1

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Je m'appelle Aïcha Boudjellal. Mais c'est seulement mon nom qui est arabe. Moi, je ne le suis pas. Ou presque pas. Peut-être quand même les boucles brunes, les yeux noirs et la peau mate. Pour le reste je suis française. Enfin, pas tout à fait. << Française issue de l'immigration >>, comme on dit aux infos. À  cause de mes grands-parents, nés quelque part en Algérie, il y a plus de quatre-vingts ans, venus vivre, vieillir et mettre des enfants au monde, ici, en France, à Paris. Ils se sont bien intégrés, je ne parle pas l'arabe, je ne suis pas musulmane et je ne sais toujours pas d'ou je viens.

Quand j'étais petite, le passé, pour moi, c'était un peu comme la nuit noire, ça faisais peur sans que je sache bien pourquoi. À toute mes questions, ma mère répondait, lèvres pincées, visage fermé ou, pire, les larmes au yeux : << c'est du passé, ça ne te regarde pas. >> 

Mais ça me regardait, je le sentais, comme un œil qui surveille. J'avais besoin de savoir.                    Alors, je me suis inventé des histoires. Ou pour mieux dire, j'ai menti. Tout le temps, à n'importe qui et pour n'importe quoi. Comme un arracheur de dents, comme je respirais, parce que je manquais d'air. 

Ma mère était, paraît-il, morte de honte.                                                                                                                     << Mais où tu vas chercher des histoires pareilles? >>                                                                                           J'en savais rien, je ne voulais pas faire honte à ma mère. J'étais punie. Je recommençais .           

J'inventais pêle-mêle des drames et des histoires d'amour.

Un frère mort à ma naissance d'une maladie étrange.

Un cousin malade et riche amoureux d'un autre homme, qui finissait ses jours dans une île des Caraîbes .

Quand à ma famille, elle avait été assassiné pendant la guerre.

À moins qu'ils ne se soient tous pendus pour d'empêcher de parler.

Menteuse, ça me faisait au moins une identité.

J'allais au collège du coin, classé ZEP. Ce qui désespérait maman. J'étais << mélangée >> avec ceux de la cité Paganini, coincée entre le périphérique et le boulevard Davout à la porte de Montreuil. Ceux que je côtoyais depuis toujours. Maman et moi, on habitait en bas de la rue des Pyrénées, dans un immeuble en briques rouges des années 1930, pas vraiment chic mais un peu moins pauvre. Elle ne voulait pas que je me mêle à tous ces gens-là, les Arabes, les maliens, les sénégalais et les autres, qui vivaient en famille, retournaient au bled et parlait la langue de leurs pays. Moi, je me sentais comme eux. Ou j'aurais tant aimé. Je rêvais de m'intégrer mais je ne savais pas de quel côté. Ma meilleure amie, c'était Sabrina Boussaïd. Elle n'était jamais venue chez moi. J'avais l'impression d'avoir grandi chez elle. Dès que ma mère n'était pas là, à cause de ces gardes de nuit à l'hôpital, je filais chez Sab. Là-bas, au cœur de la cité, dans la tour n°4, j'avais l'illusion d'avoir une famille. Un grand frère Walid et quatre petites sœurs. J'avais quinze ans quand ma mère a fini par m'interdire de la fréquenter. Parce qu'elle fêtait l'Aïd. Parce qu'elle parlait l'arabe. Parce qu'elle avait une famille, un frère et des sœurs. Sauf que ma mère ne m'a pas dit tout ça. Elle s'est contentée de marmonner qu'elle la trouvait envahissante. j'en suis restée bouche bée. Elle avait dû la voir trois fois dans sa vie.

Ce jour-là, j'ai au moins acquis une certitude : ma mère savait mentir aussi bien que moi. j'ai continué à voir Sabrina. Sans lui avouer que maman me l'interdisait. Je croyais que ça n'avait aucune importance. Qu'elle comprenait sans que j'aie besoin de lui dire. Qu'elle savait que je n'y étais pour rien. Je croyais que chez Sab, c'était un peu chez moi. Que sa famille était un peu la mienne. Qu'un jour, j'épouserais son grand frère Walid et qu'ont serait presque sœurs . Je croyais tous ça, de toutes mes forces, mais je me racontais des histoires.

On dit que la vérité finit toujours par se savoir. Comme si elle pouvait apparaître un beau matin sur le pas de la porte, les poches pleines de cadeaux. J'en ai souvent rêvé. Cette vérité-là avait les contours flous du souvenir que j'avais gardé du visage de mon père. La vérité m'emportais très loin. Et ceux qui restaient, tous ceux qui ne m'avaient pas crue, n'avaient plus que leurs yeux pour pleurer. Sauf que la vérité n'a jamais sonné à ma porte. Moi, il a fallu que j'aille la chercher, la vérité, que je me batte pour la faire éclater. La vérité, ou ce qu'il en restait, après tous ces mensonges.

On s'est juste embrassésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant