Boniol

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La femme était vieille, le dos voûté. De petite taille, elle avait cette stature d'ancêtre n'ayant plus d'âge. Sa tête semblait vouloir rentrer se camoufler dans son thorax, se réfugier à l'abri du monde extérieur, ce monde animé et grouillant de vie.

Elle se déplaçait par tout petits pas, bien emmitouflée dans ses chaussons sans forme. Jamais de geste brusque, jamais de haussement de voix, elle ne voulait pas qu'on la remarque. Elle se contentait de glisser, d'effleurer, de chuchoter.

Sa maison en pierre était tassée, comme elle, comme prête à se réintégrer à la colline à laquelle elle était adossée. Dans ce minuscule village des Cévennes, les ruelles n'étaient que pavés posés là de guingois et passages étriqués entre deux ruines. Les toits de certaines granges se composaient désormais de branchages pourrissants et les tuiles se trouvaient bien plus souvent écrasées au sol qu'à leur place sur les charpentes.

Nichée entre deux collines recouvertes de sombres champignons et de son manteau de feuilles orangées à l'automne, la commune de Boniol était si petite qu'elle n'apparaissait sur aucun plan, sinon comme un petit point diffus sur les cartes régionales. Composé d'une dizaine de maisons à peine, la plupart abandonnées, Boniol avait eu son heure de gloire auprès des Hollandais. Ils avaient racheté quelques bâtisses il y a 30 ans pour leur pied à terre au fin fond de la France rurale. Mais peu à peu, même les étrangers étaient partis, poussés dehors par les crues pernicieuses et dévastatrices de la petite rivière courant en bas du village. Un ru, un minuscule cours d'eau qui - on ne savait pas pourquoi au début - avait nécessité un pont à l'entrée du bourg. Mais parfois, quand les orages d'été se déchaînaient et faisaient tomber sur le sud de la France ses torrents d'eau tiède, la rivière de Boniol enflait, gonflait pleine de ce jus nouveau. Elle remontait les pentes de ces collines cévenoles, doucement, tranquillement, sans même que l'on s'en aperçoive. Et puis tout à coup, elle était là, aux portes des maisons, elle venait toquer aux lourds panneaux de bois fermant les cours. Alors, elle s'infiltrait partout. Et elle y restait. Des semaines entières jusqu'à la décrue. Malgré le beau temps revenu, malgré la chaleur régnant sur ces deux mois d'été, elle prenait son temps pour retourner dans son lit misérable. Elle avait l'air de s'y plaire, dans ces maisons de Hollandais refaites à neuf, et ce n'est que millimètre par millimètre qu'elle daignait céder chaque jour pour repartir se tapir au creux de ces collines, en bas des champs détrempés. Au début, les étrangers se demandaient pourquoi le bas du village n'était pas construit, c'était si joli et agréable de vivre au bord d'une toute petite rivière sinuant tranquillement entre les arbres... Alors ils construisaient, quelques petits pavillons, rien de bien grand puisque les anciens du coin les en avaient découragés, mais quand même, une petite maison d'invités de-ci de-là, un petit chalet pour les enfants quand ils viendraient rendre visite... Jusqu'à la crue suivante. Elle emportait tout. Sans bruit, sans le gros fracas des inondations des villes, non, en silence, en prenant le temps, cette rivière qui n'avait pas de nom, cette rivière si petite, avait chassé loin de chez elle ces étrangers qui l'avaient sous-estimée.

Ils l'avaient surnommée Gattara. Parce qu'elle avait un côté « mama » italienne. Parce qu'elle avait des dizaines de chats. Une vieille folle à chats, c'est ce que les gens disaient d'elle. Il ne restait que trois ou quatre familles dans le village, et quelques couples d'étrangers l'été, venant passer une semaine dans leur mas sur les hauteurs. Tous avaient peur d'elle. Elle semblait être arrivée ici avant tout le monde. Personne, même à Bessèges la ville voisine, ne se rappelait l'avoir vu emménager. Elle était là, depuis toujours, c'est tout. On ne connaissait pas sa famille - alors qu'ici on connaissait toujours la famille - et on ne lui avait jamais vu d'enfants, ni même de visiteurs. Elle vivait seule au milieu de ses chats, recluse dans sa maison aux allures de caverne, sans jamais parler à quelqu'un ni demander un service à qui que ce soit.

Dans le village de Boniol passait chaque semaine une antique fourgonnette avec tout le nécessaire dont avait besoin Gattara. Le J5 brinquebalant était rempli de pains, fromages, viandes et tout ce que l'on pouvait trouver dans une épicerie de quartier. Comment tout ce fourbi tenait dans cette si petite camionnette aux allures d'épave ? Ça ! nul ne savait, mais la vieille femme y trouvait son compte, ne prenant que le strict nécessaire pour elle et ses chats. La conductrice du J5 était son seul contact sur terre, sa seule relation sociale, si « relation » est bien le mot que l'on puisse choisir pour les 3 phrases échangées chaque semaine. L'épicière était une femme boudinée dans son tablier fleuri, un visage rubicond aux pommettes rosies par la fraîcheur campagnarde. Elle ne venait au village que pour la femme aux chats et quelques touristes qui trouvaient cette épicerie ambulante tellement « terroir » et « originale ». Le détour n'était pas important pour la grosse dame, alors elle continuait à venir, chaque semaine, livrer à cette « Gattara » son lait, son pain et sa chair à saucisse fraîche. Elle accueillait en silence, avec respect, les mots formulés d'une voix enrouée, demandant sans fioritures ses 500g de viande hebdomadaire. La vieille gardait les yeux baissés, récupérant son dû d'une main calleuse et franche. Elle n'était pas antipathique, non, la femme dans la fourgonnette recevait toujours un bonjour et un merci poli. Mais ces deux-là ne partaient pas dans des conversations sans fin de commères, pas un mot de trop, juste ce qu'il fallait, le minimum utile.

Les gens du coin respectaient cela, son silence. Même si on jasait derrière son dos, personne ne venait jamais l'embêter ou la déranger pour de futiles questions qui de toute façon seraient restées sans réponse.

...à suivre...

Gattara - Marcia GaryOù les histoires vivent. Découvrez maintenant