Déporté.

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La première chose qu'il remarque c'est la horde d'automobiles sur le bitume. Cela grouille de partout, en rang ou entassé autour d'un même Homme. La cohue porte mille visages et aucun ne recueille de sourire. Certains savent ce qui les attend d'autres, trop jeunes, n'ont aucune idée à quel point cet endroit est la pire facette de l'humanité.

Une langue est imposée directement à l'entrée et l'écriteau marque le change : « Arbeit macht frei. » Si cette phrase devait être traduite, il faudrait une bonne dizaine de panneaux comme celui-ci en vue des différentes nationalités de toutes ces personnes. Il s'avance vers l'entrée, auprès d'autres petits groupes qui fixent cette drôle d'ironie. À sa droite, la tour de contrôle est accompagnée par ces affreux files barbelés. Ce sont des bêtes, les chiens de garde veillent au grain, rien ne doit dépasser, tout est carré.

La foule se meut et chacun suit le rythme de leurs pas. Un épais brouillard empêche de visualiser l'immensité de cet endroit. Les briques rouges s'alignent et forment de multiples bâtisses, certaines fourmillent d'humains d'autres sont complètement vides. Un énorme tas de cheveux traîne dans un coin, à l'abri des regards extérieurs. Des casseroles et autres ustensiles s'agglutinent et n'ont plus aucune identité propre, ce sont les témoins d'âmes en peine. Plusieurs centaines de mètres plus tard, toujours dans cette même allée semblable à des dizaines d'autres, se tient un bâtiment étrange. À première vue, il n'y a rien d'anormal. Il fixe quelques instants les planches clouées aux fenêtres, beaucoup de personnes apprennent au fur et à mesure quelles ont été les expériences menées derrière ces cloisons en pierres.

Les rumeurs ne désignent qu'une infime partie de la réalité dans ce lieu. Quand le cobaye n'est pas considéré comme un humain, alors tout est possible. Plus de morales, plus de code des médecins. Les infirmiers avec leurs tenues blanches ne représentent plus la guérison. À côté, le Bloque 11 sent la mort, il sait depuis un bon bout de temps que si on y met les pieds, il n'y a aucune chance d'en sortir vivant. La justice a laissé sur le bas de la porte, toutes les lois et la neutralité dont elle devrait faire preuve.


Tout s'accélère, le monde demande à aller plus vite, le vent chasse les nuages mais en apporte rapidement d'autres. L'atmosphère de la Pologne n'est pas stable en ce début d'automne. Il avance sans réfléchir vraiment sinon il ne tiendrait pas. Ses pieds marchent sur un tout nouveau sol : de l'herbe, puis ils rencontrent des cailloux, témoins de beaucoup trop de sangs versés.


Il part de cet enfer pour atterrir dans un autre camp. Les railles sont à sa droite, combien de trains sont passés par là en s'étant vidés de leurs occupants ? Il a enfin quitté ces pierres rouges mais celles-ci sont remplacées par l'immense entendue de verdure. Les constructions et ses ruines, consacrées autrefois au bétail s'alignent jusqu'à l'horizon. Combien d'individus ont foulé ces terres ? Le quai accueille un seul wagon abandonné.

Des Hommes annoncent la suite des événements, où il faut aller en premier. Les cheminées éteintes depuis longtemps ont laissé place à un grand Silence à sa droite. Les Tziganes ont été décimé en seulement une nuit, l'espoir a été brûlé en quelques heures. Il ne reste plus que des habitations abandonnées, si on peut appeler cela ainsi.


La longue marche commence à le fatiguer et les rares conversations qui se déroulent à côté de lui ne sont plus que des murmures. Le sentier continue un peu et ils rentrent dans un énième édifice. Des douches se situent sur les bords, il faut désinfecter ces parasites afin de les entasser, voilà les nombreuses pensées qui ont fusé entre ces murs. Ici, la douche est obligatoire et c'est bien une des seules, si par malheur on est autorisé à en prendre une deuxième...

Il ne doit plus y penser.

Les bacs sont encore présents et la plupart des vêtements qui ont circulé ici n'ont jamais retrouvé leur propriétaire initial. Une vieille tenue de prisonniers était attribuée à chacun des retenus. Ses yeux se ferment et il chasse ce sentiment d'humiliation qui lui retourne l'estomac.

Il sort enfin. L'air ne lui semble même plus pure. La forêt est si belle, est-ce cela qui permet de tenir le coup alors que devant toi, ton voisin se fait tuer pour avoir transgresser une minable règle ? Le soleil lui tape sur le crâne et les mains dans le dos, il s'efforce de ne pas tomber dans la pente. Où trouve-t-on de l'énergie pour avancer ? Sa démarche chancelante se mêle aux pas des autres camarades. Le paysage donne à cet endroit un aspect irréel. Les villages ont été remplacés par cette prison barbelée.


Il découvre les maisons ou plutôt les trous à rats qui sont utilisés pour les entasser. La seule trace qui exprime enfin leur humanité se trouve sur ces cloisons. Des pauvres dessins sont témoins de quelques âmes en détresse. La gorge du vieillard se serra à l'évocation d'un énième récit. Aujourd'hui, ce ne sont plus que des témoignages, des photos, des affiches ou des Hommes comme lui, qui retournent dans cet endroit maudit.

Où est passé sa photo de famille ? On lui a promis de la lui redonner, il ne se rappelle même plus clairement le visage de ses propres parents. Tout à l'heure, il n'a pas eu le courage de s'arrêter dans la pièce remplie de clichés. Son nom y est peut-être figuré. Il raconte toujours aux jeunes qu'il est inutile d'être le diable pour commettre de telles atrocités, ce sont les Hommes eux-mêmes qui font de cette Terre un enfer. Il n'a pas besoin du guide pour apprendre l'Histoire, il l'a vécu, ressenti, vu de ses propres yeux. Le casque est inutile car les souvenirs reviennent d'eux-même. Oui, il revient ce bruit étouffé dans l'arrière-cour du bâtiment 11. Il revient ce sanglot qui devenait silencieux face aux mille pleurs des rescapés.


Tous ces touristes autour ne ressentent pas vraiment cette charge négative qui se repend à chaque coin de ces habitacles. L'aîné voit ces circuits aménagés pour les nombreux descendants alors que lui-même, des décennies plus tôt, il les a apparentés en compagnie de centaines de milliers de prisonniers. Désormais, des juifs prennent des photos avec le pouce en l'air devant le wagon. Tout a été fait pour que les visites se déroulent correctement et à la chaîne.

Il n'a aucun ressentiment en ce moment, il s'avance en compagnie de cette foule, cette masse d'inconnus qui ne comprennent pas comment ces lieux ont pu accueillir ce génocide. Les chambres à gaz sont semblables à des bunkers, les fours ne rejettent plus cette étrange fumée et tout est devenu vide. Il ne reste plus que les souvenirs des Survivants qui donnent une réelle dimension à ce camp. Les mémoires de ces humains ont été bâclées, bafouées et refoulées. Par la suite, la population a demandé et déterrée ces événements consciemment occultés.

Il s'arrête devant la tour emblématique de Birkenau. Il aurait pu aller à droite, prendre le chemin vers ce qui est un tas de ruines en ce moment. Lui il est tout de même de retour, la tête haute et avec un étrange sourire. Ce petit rictus qui pousse les gens à s'interroger. Pourquoi est-il heureux alors que là où il a posé les pieds, un autre innocent a été tué ? Personne ne peut savoir pourquoi il sourit à cet instant précis, entouré de ces aménagements, témoins de ces atrocités. Pendant ce tour, il a revu les pires moments de son existence. Et là, ses lèvres sont retroussées car oui, il est heureux. Il est revenu de cet enfer, il n'y a rien de plus beau que cela. Il remonte sa chemise, là apparaît une marque, ternie par le temps. Des chiffres sont clairement indiqués et malgré les souvenirs en partie dissipés, il sait comment le dire en allemand.

« Je suis un déporté » pensa-t-il en ignorant les regards curieux sur son avant-bras. Il a tellement arboré cette identité. Il est revenu ici pour laisser cette facette derrière lui, même s'il ne l'oublie pas. Il aimerait que l'humanité cesse de se battre contre l'inconnu, au lieu de le repousser, elle devrait comprendre pourquoi elle est effrayée. Cette peur qui pousse des gens à commettre des génocides et aujourd'hui, à fermer les yeux face au massacre de notre planète.

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J'ai écrit cette nouvelle dans le cadre d'un concours. J'espère qu'elle vous a plu, n'hésitez pas à donner vos avis !

Déporté.Where stories live. Discover now