three

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« Pour le garçon à la fenêtre, celui qui n'a jamais osé prononcé les mots que j'ai tant de fois espéré. » Voilà ce qui signait les remerciements de chacun des livres de Harry. Louis ne faisait que lire depuis des jours. Il se bâfrait d'histoire avec un appétit insatiable. Dans chaque roman, la même phrase revenait. Tous étaient dédiés à la même personne et même si la réalité le frappait en plein visage, Louis se refusait à penser qu'il était la muse de l'écrivain. Pourtant, dans chaque narration, deux mêmes personnages revenaient sans cesse. Ils étaient représentés de bien des façons, cachés par la surface d'un trait de caractère plus prononcé, mais le fond restait le même. Quelqu'un qui ne connaîtrait pas ces gens ne le verrait sans doute pas. Mais Louis, lui, ne voyait que cela. Il était toujours là, quelque part. Personnage principal ou secondaire, il y avait une trace de lui. Que devait-il en conclure ? Bien des choses qu'il se refusait.

De nombreux jours passèrent sans qu'il ne sorte de chez lui. Louis se plaçait systématiquement à la fenêtre, étudiant l'emploi du temps de son voisin anglais sur des suppositions. Harry ne rentrait jamais à la même heure et, plusieurs fois, il se montra accompagné. L'ancien militaire ne tarda pas à essayer de mettre des noms sur les visages qu'il voyait se défiler dans la rue mais rien de probant. Il finit par mettre un terme à cet espionnage et se concentra davantage sur le dernier livre qu'il devait lire. Louis avait dévoré tous les romans de l'écrivain, sauf un. Il n'arrivait pas à aller au-delà du cinquième chapitre. « Il ne fut jamais mien » était la dernière œuvre parue et la plus autobiographique. La plus érotique, également, car elle n'était pas vendue par le même éditeur ni dans les mêmes collections. Les scènes de sexe, bien qu'écrites avec un certain ombrage, mettaient Louis mal à l'aise. Il savait exactement où Harry voulait en venir avec cette histoire. Le résumé était suffisant pour s'en faire une idée bien précise.

Ce jour-là, l'estropié envoya valser son téléphone et tâcha de se vêtir correctement. Armé d'un courage qui le quittait à chaque pas, Louis boita jusqu'au porche voisin et, avant de passer pour un idiot auprès de tous ceux qui l'observaient sans doute derrière leurs rideaux, il sonna. Il fallut près d'une minute à Harry pour ouvrir sa porte, ce qui parut interminable. Louis pensait d'ailleurs qu'il était finalement peut-être absent, ou occupé, et son apparition lui coupa toute possibilité de parler.

— Oh Louis ! Ça va ?

— Très bien, lâcha-t-il précipitamment. Je me demandais, tu veux boire un verre ?

Sa question fut crachée si rapidement qu'Harry n'était pas certain de l'avoir bien compris. Néanmoins, un sourire en coin éclaira son visage. Pour toute réponse, il leva l'index et fit demi-tour. Il réapparut en moins de temps qu'il ne lui fallut pour ouvrir sa porte, une paire de chaussures aux pieds et des clés en main.

— Je sais exactement où il faut qu'on aille. Je pense que tu ne connais pas cet endroit, il a ouvert il y a un peu moins d'un an. Monte !

Garée un peu plus loin, une toute petite voiture de ville les attendait. Si petite d'ailleurs que Louis se demanda si sa béquille allait tenir à l'intérieur. Par chance toutefois, il put s'installer avec facilité et Harry fit vrombir le moteur en même temps que la radio se déclenchait. Le son était fort et l'air était un clin d'œil aux souvenirs de Louis. C'était exactement le genre de musique que Harry écoutait et composait. Un air mélancolique brouilla son visage et le militaire s'efforça de ne pas regarder dans la direction du conducteur.

Ils ne parlèrent pas sur le trajet, les paroles de rock comblant le silence. Avec douceur, le scénariste se gara dans un parking déjà plein et invita Louis à le suivre. Il s'excusa de la marche qu'il allait devoir faire et proposa son aide, que l'ancien militaire refusa sans trop de politesse. Nullement vexé, Louis était surtout gêné. Ses sentiments s'emmêlaient dans sa poitrine, une chaleur étrange l'étouffait et il sentait stupidement puéril. Incapable de soutenir le regard émeraude de son acolyte. Incapable d'accepter le moindre contact de peau. Incapable d'oublier ce qu'il avait pu lire ainsi que ses souvenirs. Louis était redevenu l'adolescent qu'il était dix ans plus tôt, trop peureux pour avouer tout ce qu'il avait sur le cœur. Il se contenta alors de suivre Harry jusqu'à la terrasse d'un petit bistrot d'angle, typiquement provençal. S'asseoir à nouveau le revivifia.

Carbon Heart (L.S)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant