Chapitre 1

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La porte de la maison claque. Un tourbillon de poussière flotte encore dans le couloir. Lila vient de sortir. Rosa reprend son ouvrage en souriant. Le fracas de la porte lui avait fait peur. Après toutes ces années, Rosa est toujours surprise par l'énergie de sa fille. Aussi loin qu'elle se souvienne, Rosa est sûre  de n'avoir jamais eu la belle vitalité de Lila. Elle lui est d'un immense secours. Chaque jour les tâches à accomplir sont infinies. Selon la météo ou l'heure de la journée, elles peuvent devenir ingrates et douloureuses. Lila ne se plaint jamais. Quand les forces de Rosa déclinent, sans un mot, Lila redouble d'effort et d'entrain. Tous les jours Rosa remercie le ciel de lui avoir envoyé cette magnifique enfant gaie et courageuse.

Au même instant Lila dévale les marches et les ruelles qui doivent la conduire jusqu'au lavoir. En ce début d'après-midi, elle est sûre d'y retrouver des filles du village. Papoter tout en lavant le linge est le meilleur dérivatif à ce travail dur et rebutant. Il faut savonner, rincer les lourdes pièces de tissu et surtout tremper les mains dans l'eau glacée.

-Tiens voilà notre belle Lila ! Lance Anna.

-J'ai reconnu sa voix, elle chante encore!

D'un bond Anna se lève et cours retrouver son amie.

-Anna! Fais attention! Tu as renversé la panière de linge propre!

Anna n'entend pas sa mère. Esterina, en rouspétant, se charge de ramasser la pile de linge éparpillé et jette un regard courroucé dans la direction de sa fille. Mais en voyant les deux amies la rejoindre bras dessus bras dessous en chantonnant gaiement, elle reprend son éternelle bonne humeur et accompagne le chant des deux jeunes femmes de sa belle voix claire et puissante. Lila dépose son fardeau. D'un geste vif et précis elle rétablit sa coiffure. Une épingle dans la bouche, elle dit à ses amies.

-Heureusement que vous êtes là! J'ai tellement de linge à laver! En votre compagnie ce sera moins pénible.

-Oui, mais nous avons presque terminé, se désole Anna.

-C'est bon Anna, tu peux rester aider Lila, ajoute Esterina. Je remonte la lessive à la maison et je t'attends pour étendre les grandes pièces dans le grenier.

-Merci maman! On fait au plus vite!

D'un même signe de tête Lila et Anna confirment leur intention de travailler vite et bien. Il ne saurait en être autrement. La vie dans ce coin perdu du Piémont italien est rude et austère. En ce début du vingtième siècle les hommes n'ont que leur courage pour subsister: aux homme le travail de la pierre, aux femmes les tâches domestiques et un peu d'agriculture vivrière. Le labeur est âpre et harassant pour un revenu proche de la plus simple survie. La solidarité en ces temps de précarité est plus qu'une vertu c'est une nécessité.

Anna est toujours fascinée par la grande beauté de son amie. Elle s'en régale. Du coin de l'oeil, tout en frottant et battant le linge, elle ne peut s'empêcher de contempler les reflets du soleil dans l'opulente chevelure de Lila. Le doré le dispute à toutes les nuances de noisette et de caramel.

-Qu'est-ce que j'ai dans les cheveux, Anna?

-Rien, rien, par moments avec le soleil on dirait que tes cheveux vont s'embraser.

-Que tu es sotte! Tiens voilà de l'eau pour éteindre l'incendie, dit Lila en éclaboussant son amie.

Et dans un grand éclat de rire elles reprennent leur tâche.

 Comme leurs mères ces deux enfants sont liées par une amitié indéfectible.

Rosa et Esterina ont grandi ensemble, ne se sont jamais quittées. Aussi loin qu'elles remontent dans leurs souvenirs, il n'y a jamais eu un seul jour où elles ont été séparées. L'une et l'autre puisent dans leurs différences pour avancer dans la vie et affronter les aléas de l'existence. A Rosa, la réflexion, le verbe assuré, une allure distinguée et une grande réserve souvent nimbée d'un voile de mélancolie. A Esterina, la parole forte, instinctive et souvent tranchante, l'humeur joviale et une voix de mezzo-soprano à couper le souffle. Leur lien est si fort qu'elles ont naturellement attaché à ce tissu d'amitié chacun des membres de leurs deux familles. Maris, enfants, tout ce petit monde a été emporté par ce formidable tourbillon amical et réconfortant. Et il faut bien le constater extrêmement harmonieux. Certains dans le village, sans doute un peu jaloux, aiment railler la complicité qui lie les familles Riz et Mosca. Mais la plaisanterie doit être courte et légère. Tous savent combien Pietro et Marcello sont sourcilleux au sujet de leurs familles. 

Pietro et Marcello sont des ouvriers tailleurs de pierre extrêmement compétents et fortement appréciés dans la communauté. Dans les carrières, leur avis est écouté et respecté y compris par les contremaîtres qui relaient leurs propos et conseils auprès des patrons. Marcello impressionne par sa force athlétique et ses prouesses physiques. Il se déplace à vive allure, escalade les échafaudages tel un funambule, il n'a peur de rien. Pietro quant à lui, ce qui le distingue, c'est sa grande connaissance de la construction et de la taille de la pierre. Il ne craint pas de prendre le crayon pour étayer ses explications et réaliser des croquis d'une stupéfiante précision. Les deux hommes forment une équipe d'élite que tous les patrons se disputent. Au cours des années l'un et l'autre ont conduit leurs fils dans leur voie et les ont envoyé dans la même école à Omegna, une grosse bourgade à une centaine de kilomètres du village, où ils ont appris la science de la taille de la pierre et de la construction. Ce qui chagrine un peu Marcello c'est qu'il n'a qu'un fils, Luigi, alors que Pietro en a quatre. Tous les matins à l'embauche, l'arrivée de Pietro Riz encadré de ses quatre lascars, il faut avouer que cela a du panache. Marcello, juste là, dans cette fraction de seconde, ne peut s'empêcher d'envier son ami. Mais déjà le coup de sifflet du contremaître marquant le début du travail retentit et chacun se dirige vers la journée de besogne qui l'attend. A partir de cet instant, les échanges seront brefs, hurlés, pour couvrir la cacophonie des pioches qui entaillent la montagne. Le travail est d'une rudesse infinie, tout fait mal. Les bras, les épaules, le dos, les cuisses, les genoux sont sollicités. Il faut que le corps entier participe à l'effort et aide à accompagner mais aussi à amortir le choc de l'outil. Isidoro le quatrième des enfants Riz supporte difficilement les cadences imposées par les contremaîtres. Souvent il se fait rappeler à l'ordre. Mais Isidoro n'en a cure et n'hésite pas à répondre effrontément. Pietro déteste cette posture et n'hésite pas à le faire savoir à son fils. Comme chaque fois c'est lors du chemin du retour après la débauche que Pietro prend la parole.

-Isidoro! Encore une fois je t'ai vu te faire sermonner par le contremaître! Tu ne peux pas tenir ta langue de temps en temps. Tu vas nous attirer des ennuis. Ne compte pas sur moi pour te défendre.

-Oui père a raison, continue Antonio l'aîné. Tu sais que notre père est très apprécié par notre patron et tu profites de la situation pour te permettre ton arrogance. Je t'en prie Isidoro ne nous met pas en danger. Nous avons besoin, tous, de ce travail.

-Mais enfin, vous ne voyez pas dans quelles conditions nous travaillons. Avec les pluies de ces derniers jours, soit on enfonce dans la boue, soit on risque de glisser à tous moments sur l'échafaudage. Et en plus on doit cogner de plus en plus vite!

-Pietro, ton fils n'a pas vraiment tort, ajoute Marcello. Cela fait au moins dix fois que je dis au contremaître Sergio qu'il faut reconsolider l'ensemble des pièces de bois le long de la paroi. Rien n'y fait. Quand chaque matin je repose la question, Sergio me répond:

-J'attends le retour du patron, en ce moment il est à Turin.

-Père, tu le sais, reprend Isidoro, je ne rechigne pas à la tâche. Mais nous sommes payés une misère et les conditions de travail deviennent de plus en plus difficiles.

Pietro ne répond pas. Il sait que son jeune fils est dans le vrai. Alors pour clore les débats et lui prouver son affection, il donne une tape sur l'épaule de son fils et y laisse sa main. Une de ses hanches le fait souffrir, en s'appuyant sur Isidoro il pourra plus aisément remonter jusqu'à la maison. Tous ont remarqué la manoeuvre, mais personne ne dira mot. Il ne faut pas gêner Pietro.




l'amante religieuseWhere stories live. Discover now