Caëllus

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814 ans après le massacre, les caëllais restaient sur leur garde. On avait instauré les tours de garde et la maîtrise des armes comme une tradition, au cas où. Sans distinction de sexe, de couleur de peau ou de pouvoir, on apprenait à chaque caëllais à se battre et à choisir une arme de prédilection. Le caëllais parfait était un soldat. Pourtant, Caëllus connaissait presque la paix : la scission Eïkundilaise avait définitivement déclenché la guerre à Virgo, désormais divisée en deux clans, les Hidjins et les Marhysts. L'un menait de nombreuses batailles contre l'autre et réciproquement dans une boucle infinie.

Caprée et Taurus s'étaient développés avec aisance. La discipline pour la paix, et c'était tout. Ni l'une ni l'autre des communautés caëllaises n'avaient voulu prendre le risque de s'immiscer dans la guerre virgaise.

Alors la vie poursuivait son cours, dans la guerre et la prospérité.


Une bonne centaine d'adolescents Hidjins étaient regroupés sur la rive de la rivière Hurl. Ils s'échauffaient dans des mouvements parfaitement synchronisés. De loin, le spectacle était assez impressionnant : de parfaits soldats, armes à leurs pieds, sans personne pour les surveiller. Ces gestes étaient tant ancrés dans leur routine qu'ils n'avaient pas attendu l'officier chargé de leur formation. Alors que les groupes commençaient à s'organiser le plus naturellement du monde, une femme se présenta devant eux. Elle ne dépassait pas la quarantaine, mais aucun ne l'avait jamais vue ici. Elle prit la parole avec un grand sourire :

- Je suis Erèbe, enseignante du maniement des armes capréenne, se présenta-t-elle. Ne me considérez pas comme étrangère, si je me tiens devant vous ici, c'est que je ne suis pas l'ennemie. Vous pouvez m'accorder votre confiance, en moi et en mes méthodes de travail. On m'a parlé de votre organisation fixe qui limite la collaboration et votre marge de progression. 

Un silence de mort régnait alors qu'elle parlait. Kanju, adolescente parmi les autres, la dévisageait, méfiante. Chaque groupe fonctionnait ainsi de la même façon : on s'organisait selon son arme de prédilection, on s'entraînait aux tirs ou aux duels selon le niveau et on augmentait la difficulté. Rien de nouveau, une routine efficace et simple à respecter.

- C'est pour cela qu'à partir d'aujourd'hui, je me chargerai de l'organisation de chaque groupe chaque jour. De plus, votre niveau est varié, et semble aller de virtuose à très bon, mais il vous est impossible de progresser dans votre routine. Je vous donnerai donc de nouveaux exercices chaque jour, qui vous permettront de vous adapter à chaque situation.

Définitivement, elle ne disait rien pour plaire à la jeune caëllaise qui la fixait, seule paire d'yeux bruns au milieu de cet océan vert. Elle se permettait donc de débarquer ainsi, et de bouleverser sa routine. Kanju lança un regard à Artès qui lui exprimait tout son mécontentement, mais son ami ne put lui répondre qu'en agitant négativement la tête.

- Bien, que tous les épéistes se regroupent ici, les archers se mettront plus loin, de même que ceux qui utilisent le poignard, et les deux au lance-pierre, ne bougez pas.

Kanju rejoignit les autres archers dans un soupir agacé tandis que la masse immobile se mettait en route. Elle abandonna Artès avec Laynë, l'autre tireuse de pierres sous le regard dépité de son meilleur ami.

Erèbe prit bien soin de mélanger chaque service et disperser les amitiés : un archer, un épéiste, la section corps-à-corps et les poignards, tous ensemble. Cette idée là lui paraissaient absurde : personne ne tire à la place de l'archer. Erèbe l'envoya finalement avec dix inconnus avec qui elle ne comptait absolument pas faire d'efforts. Elle grimpa très vite dans un arbre pour que ses flèches atteignent la cible au sol, bien plus loin. Kanju faisait sans aucun doute et sans aucune exagération partie des virtuoses qu'avait mentionné Erèbe. Cachée sur son perchoir, alors qu'elle sautait de branche en branche en logeant chacune de ses flèches au centre de sa cible, elle évitait ce cauchemar qui venait bouleverser sa routine.

Elle tenta de partir au plus vite lorsqu'une main se posa sur son poignet. Elle se retourna vivement, aux aguets. Erèbe.

- Kanju, je me trompe ?

Elle répondit d'un signe de tête.

- Je ne t'ai pas vue aujourd'hui, et j'aurais besoin d'évaluer ton niveau. Où étais-tu ?

- Dans les arbres.

D'un signe de main, Erèbe libéra tous les autres soldats qui se jetèrent dans la rivière Hurl encore tout habillés. Kanju tenta de s'en aller mais Erèbe resserra sa prise sur son bras.

- Intéressant. Mais j'ai besoin d'évoluer ton niveau et ta technique, tu comprends. Allons sur le champ de tirs, tu me montreras, tu veux bien ?

Il s'agissait bien évidemment d'un ordre, et un soldat n'y désobéit pas. Elle la suivit, profondément agacée et tira au centre des flèches avec une facilité déconcertante. Elle s'éloignait à chaque fois, suivant les ordres futiles d'Erèbe . Même en sautant d'un arbre à l'autre, elle parvenait à décocher sa flèche avec précision.

- Ta flèche est comparable à celle d'Ertay, exactement ce que l'on m'avait dit. J'aurais besoin d'un archer qualifié pour une petite mission dont personne ne doit connaître l'existence. Accepterais-tu ?

Malgré tout le respect qu'elle devait à ses généraux, Kanju ne lui faisait pas confiance. Erèbe était un cauchemar qui venait chambouler sa routine et probablement leur efficacité à la guerre. Les archers se connaissaient si bien qu'ils n'avaient plus besoin de se parler pour défendre leur territoire. Si elle brisait ce lien, elle brisait la première ligne de défense Hidjin et triplait le travail des duellistes. La guerre avait déjà fait trop de mort, elle ne pouvait se permettre d'en faire davantage. 

- Je refuse.

Elle profita de sa surprise pour grimper à un arbre et s'en aller. Erèbe l'aurait sans doute suivie sur les chemins, mieux valait jouer la carte de la sécurité.

Elle rejoignit la rivière Danchir, à l'écart de son clan. Elle avait besoin d'être seule et de digérer. Un général ne se permettait jamais une entrevue privée avec un soldat, pas dans leur armée. Et un général ne proposait jamais une mission de la sorte. Erèbe n'était pas dotée de bonnes intentions et elle était bien décidée à le prouver. 

EïkundilOù les histoires vivent. Découvrez maintenant