Une nuit blanche (souvenir d'un rêve brisé)

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Cette nuit-là était si claire. Une de ces nuits comme il n'en existe jamais, mais qui pourtant, chers lecteurs!, par on ne sait quel miracle se produit là devant nos yeux, et nous force l'espace de quelques heures à renouer avec la foi. Au-dessus des noctambules, qui comme moi arpentaient les boulevards haussmanniens pour attester de ce prodige avec une démarche lente et solennelle, comme lorsque l'on se présente paume contre paume devant une icône, s'étirait un véritable ciel de jour, un ciel d'été sans étoiles, dénudé par la pollution lumineuse parisienne. Ainsi, puisqu'aucune ombre ne venait se projeter sur la capitale, je n'avais éprouvé aucune peine pour attester de la beauté de cette femme, assise seule sur un banc près du canal Saint-Martin. Nous étions pourtant séparés l'un de l'autre par plus d'une bonne vingtaine de mètres lorsqu'au cours de ma promenade, j'étais sortie de la rue des Recollets, et que je l'aperçus sur la berge opposée au Quai de Valmy. Il est vrai que je fus bien aidé par ma vue, qui ne souffre d'aucun trouble, tout comme par les automobilistes, qui malgré la situation extraordinaire déboulait par habitude le Quai de Jemmapes les phares allumés en en éclairant légèrement l'asphalte.

Aucun mot de notre langue, je vous l'assure, dont le vocabulaire appartenant au champ lexical du portrait est pourtant si riche, n'aurait pu suffire à décrire de si beaux traits : ni yeux saillants, ni nez grec, ni lèvres charnues, ni joues creuses, ni ... Bref ! Elle était d'une beauté pure, c'est-à-dire sans adjectif. 

D'une nature profondément romantique, il ne m'avait suffi que d'un seul regard déposé sur son visage pour m'en éprendre totalement. À peine mes yeux l'avaient-elle croisée au loin que j'en étais tombé subitement amoureux, et ces sentiments étaient venus avec une telle force que mon cœur s'était durement emballé. Sous le coup de cette violence, je faillis tomber à la renverse, me forçant à me tenir de mes deux mains tremblantes sur le parapet pour ne pas m'effondrer sous mon propre poids, que ne réussissaient plus à soutenir mes jambes flageolantes. Après m'être assuré que mon pouls et ma tension artérielle s'étaient rétablis à un niveau normal, la mesurant en appliquant de mes deux doigts une légère pression au niveau de ma carotide, je m'étais décidé à m'avancer pour aller l'aborder. Mais comme l'acteur, qui dans sa loge répète une dernière fois son texte avant de se confronter au public, il fallait toutefois que je m'applique à soigner mon entrée en scène. Je m'explique : même si la nuit était claire (cela, je l'ai déjà dit), l'heure restait tout de même tardive (il devait être minuit passé), et en cas d'une mauvaise approche, d'un geste ou d'une parole déplacée, elle m'aurait très certainement pris pour un fou profitant de l'instant pour venir l'agresser. Et après m'avoir asséné un violent coup de coude au visage dans un réflexe défensif au moment où j'aurais commis l'erreur de la surprendre en déposant ma main sur son épaule pour retenir son attention, elle serait très certainement partie en courant dans la direction opposée, me laissant seul, la mâchoire brisée ... tout comme le cœur.

La première idée qui me vint alors à l'esprit pour éviter ce genre d'impair était de me présenter en toute franchise, sans aucun artifice autour de ma personne. Très vite, cette option me parut être la meilleure, car d'une part, mon amour pour elle était si pur, que jamais il n'aurait pu s'exprimer autrement que par la vérité, et d'autre part, l'histoire de ma vie reflète toute la pureté que recèle mon âme.  Du reste, il existe des gens qui n'ont besoin que du plus petit détail pour détecter un mensonge caché derrière un discours qui en apparence se veut être le plus franc possible. Voilà que la narine de leur interlocuteur se dilate, que son sourcil se fronce, et c'est à leur tour de plisser les yeux, certains d'avoir démasqué une imposture. Peut-être était-elle de ces gens-là. Et alors, si elle en faisait partie, je vous renvoie, vous qui lisez, à la sanction exprimée plus haut : coup de coude au visage, course dans la direction opposée, mâchoire brisée ... tout comme le cœur.

Telles furent donc les différentes étapes de la démarche adoptée à partir de l'ensemble de ces considérations : tout d'abord, emprunter la passerelle Bichat reliant les deux berges du canal en faisant assez de bruit pour manifester ma présence et ne pas la faire sursauter en prenant la parole. Pour m'assurer de l'effet escompté, je m'étais entraîné à faire claquer mes talons sur le bitume afin d'être sûr de faire vibrer la structure en fer forgé du pont sous le poids de mes semelles. Ensuite, m'arrêter devant elle à une distance appropriée, c'est-à-dire ni trop loin pour qu'elle puisse m'entendre distinctement sans avoir besoin d'élever la voix, ni trop près pour qu'elle ne puisse se sentir oppressée par la promiscuité. Après avoir fait de grands pas que j'avais arbitrairement considérés comme mesurant près d'un mètre, étirant ma jambe droite comme à la fin d'une course, j'avais décidé que la distance adéquate qui devait nous séparer était de deux mètres cinquante environs. Enfin, lui raconter tout simplement mon histoire sans en négliger aucun détail, mais sans néanmoins en rajouter d'inexacts.

*

- Est-ce des circonstances de notre rencontre que me vient cette référence littéraire ? demanda-t-elle après que je me fus présenté. À quelques détails près, votre histoire ressemble à celle que raconte ce jeune fonctionnaire anonyme durant les quatre nuits blanches de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski. Dans cette courte reprise du maître russe, je tiens le rôle de cette pauvre, si pauvre Nastenka, que vous venez de rencontrer ici, non loin d'une courte rue, Perspective Nevski de fortune, au cours d'une balade nocturne dans Paris, Saint-Pétersbourg en bord de Seine.

Moi qui avais cru envisager tous les types de scénarios, de la fuite à l'étreinte, j'étais absolument abasourdi par une telle réponse. Que voulait-elle me faire comprendre ? M'invitait-elle à m'asseoir un instant sur le banc en sa compagnie, ou au contraire à changer de chemin et à partir ?

- Excusez-moi, mais ... mais je ne comprends pas, balbutiai-je en hochant légèrement la tête. Insinuez-vous que j'ai inventé cette histoire de toutes pièces, ou du moins, pour être plus précis, que d'un autre je l'ai prise en bloc, dans le seul but de mieux vous plaire, pensant de vous que vous ne connaissiez rien à l'art de la littérature, absolument incapable alors de déceler la supercherie cachée derrière ces quelques mots ? Je peux vous assurer, et je vous prie de me croire, qu'au contraire ma seule intention fût celle d'être parfaitement sincère envers vous.

- Rassurez-vous, j'en suis absolument convaincue. Notre rencontre en est la preuve même. Si vous aviez lu ces quelques pages d'un autre siècle, vous ne seriez certainement pas venu me voir. Vous auriez su en effet qu'il a déjà été écrit que je suis promise à un autre, et que nous, nous ne pouvons nous aimer.

Une nuit blanche (et autres nouvelles ...)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant