Sur la tranche

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On m'adresse continuellement les deux mêmes reproches. Je mènerais soi-disant une existence futile, ne vivant qu'au jour le jour et ne nourrissant aucun projet par lequel conduire ma vie.

À cela on ajoute:

-Tu passes bien trop de temps dans les bars.

Naturellement, ces deux critiques sont liées. Elles me sont faites par mes parents, par quelques membres éloignés de ma famille lorsque nous nous retrouvons pendant la période des fêtes et qu'ils me demandent ce que je deviens, par un ancien amour qui me reprochait mon manque d'ambitions supposé, refusant de vivre une vie où le seul avenir était le lendemain. Il arrive aussi que mon médecin s'alarme de l'état de mon foie.
Chacun y va de sa formulation, et prenons ici l'exemple de mon père : lors de nos repas dominicaux, il ne peut s'empêcher de me faire part de son étonnement quant à ce style de vie, et la récurrence de sa remarque aurait dû lui ôter tout effet de surprise. Pour que cette dernière ne résonne pas comme une attaque personnelle, il la rend anonyme en englobant dans son constat l'ensemble de ma génération, pour laquelle je ne serais qu'un exemple parmi tant d'autres.

-De mon temps, c'était différent, et encore plus pour celui de mon père. Telle est peut-être la raison pour laquelle je ne peux comprendre.

Malgré cette apparence de neutralité, je comprends néanmoins qu'il n'y a pas là de simples paroles anodines, et que derrière elles se dissimulent des intentions et des sous-entendus. Il cherche à travers elles à me faire comprendre que je ne peux pas me complaire éternellement dans l'oisiveté, que je dois mener à bien une entreprise et que cela ne peut se faire par la fréquentation assidue des débits de boissons.

Cependant, ces réprimandes déguisées sont fausses et c'est bien ce que je vais tenter de démontrer ici. Il est tout d'abord erroné de dire que je n'ai jamais nourri d'ambitions. Dès le plus jeune âge, je rêvais de devenir danseur étoile, et je regardais les spectacles du Bolchoï avec l'espérance d'en être un jour. Cette ambition n'était pas qu'une idée qu'ont les enfants versatiles, se décidant un jour pour devenir spationaute avant de vouloir être Président le lendemain, ni même une prétention irréalisable, car elle était fondée sur mes compétences.

Je me rappelle encore de l'admiration de mon maître au conservatoire:

-À cet âge, j'ai rarement vu un saut de biche aussi majestueux.

Malheureusement, une grave blessure m'a frappé et a emmené avec elle ma grâce et mes rêves, ne me laissant qu'un profond sentiment d'échec et d'inachevé. Une fracture de la hanche, à cause de laquelle il m'était impossible de m'élever avec élégance dans les airs, la jambe bien tendue vers l'avant sans ressentir une douleur foudroyante.
Quant à la fréquence presque quotidienne avec laquelle je me rends au bar, tout cela est vrai, mais non pas pour les raisons que l'on me prête. Tout cela est au contraire bien plus complexe. Chaque soir, mes amis et moi jouons à un jeu inventé par nous-mêmes, et que nous avons sobrement baptisé « le jeu de la pièce ». Les règles en sont simples : assis à une table, il consiste à faire tourner une pièce sur elle-même à la manière d'une toupie, et de l'arrêter du bout de l'index de telle sorte qu'elle reste immobile sur la tranche pour une durée minimum de cinq secondes. Il y a néanmoins quelques contraintes. La pièce doit être d'un diamètre suffisant, si bien qu'il est impossible de concourir avec des centimes, et le mouvement amenant son départ doit être effectué par le pouce et le majeur.

Au fil du temps, ce jeu est devenu un véritable sport. Avant de défier chaque personne présente dans le bar, nous nous entraînons sur le comptoir pour parfaire les qualités nécessaires pour y exceller, à savoir vivacité et précision. Un petit attroupement se forme toujours autour de la table où se déroule une rencontre. Un arbitre est désigné, généralement celui que l'on estime être le moins ivre, et à la manière de celui officiant sur un ring de boxe, il est chargé de compter jusqu'à cinq, cela à intervalle réguliers, lorsqu'un des deux concurrents a réussi à déposer son doigt sur la tranche. Sans nul doute s'agit-il du moment le plus compliqué. Le doigt se met alors à trembler, toujours un peu plus au rythme du décompte, et il est nécessaire de retenir sa respiration pour garder une posture stable. Lorsqu'un vainqueur est désigné, on assiste toujours au même psychodrame. On accuse l'arbitre d'avoir compté trop vite, le vainqueur de ne pas avoir arrêté la pièce du bout de l'index mais au niveau de la deuxième phalange, ou de ne pas avoir joué avec une pièce réglementaire, d'en avoir légèrement limé le bord pour pouvoir jouir d'une meilleure accroche.

-Donnez-moi une règle ! Un mètre ! Un niveau que je mesure !

-J'ai la gueule de la Banque de France pour façonner mes propres pièces ? avais-je pu entendre un jour.

Il s'avère que j'ai développé de belles aptitudes dans cette discipline. Hier encore, un prétentieux n'ayant très certainement pas eu vent de mon habileté m'a défié avec arrogance en glissant un billet de cinquante sur la table.

-Mais tu es fou ! s'était écrié quelqu'un dans la petite foule. Cet argent, c'est déjà de l'argent perdu !

-Laissez-moi faire et allez au diable ! Je suis encore maître de mon argent !

Bon prince, je fis l'honneur à mon adversaire de commencer les hostilités. D'ordinaire, on désigne celui qui débute par le sort, en tirant à pile ou face avec la pièce jouée. En lui laissant ainsi la main, je lui signifiais que je ne craignais rien de ses performances, une manœuvre stratégique, car les mouvements du lanceur sont moins fluides lorsque ce dernier est blessé dans son orgueil. Lorsqu'il fit virevolter la pièce et que cette dernière s'était échappée des limites du terrain, à savoir les bords de la table, car il n'avait pas encore calibré la puissance à mettre dans ses doigts, j'avais même ajouté que je lui accordais un deuxième jet supplémentaire. Il fallu cependant attendre une dizaine de minutes pour assister à quelque chose de notable, et cela vint, à la grande surprise de l'assemblée, du côté de mon adversaire. Il avait réussi à arrêter la pièce sur la tranche, mais cette dernière était tombée sur le côté après seulement trois secondes. Pris de rage, il s'était levé de son siège, avait tapé la table de la paume de sa main, puis s'en était pris à un pauvre spectateur, l'attrapant même par le collet, l'accusant d'avoir donné un coup contre un des pieds de la table, bien qu'il y avait là quelque chose d'impossible dû à la distance qui l'en séparait.

Au bout du compte, et comme toujours, j'eus fini de remporter la rencontre, ainsi que la belle somme. Mon secret, celui là même qui m'assure cette fabuleuse série de victoires, est d'arrêter la pièce en gardant mon doigt bien à l'horizontale, afin qu'il soit parallèle à la table et perpendiculaire à la pièce.

Voilà qui explique ma fréquentation assidue de ce bar: mon échec passé s'efface l'espace d'un instant dans les petites victoires.

Une nuit blanche (et autres nouvelles ...)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant