Les plaines ouzbeks Partie II

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Après que le seigneur de guerre ait regagné sa tente, félicité par ses courtisans sur la manière avec laquelle il avait rendu la justice, jugée éclairée et infaillible, son garde, qui devint alors écuyer, lui amena comme il lui avait été promis un magnifique karabaïr alezan sellé à la mode chinoise, en bois laqué recouvert de motifs floraux. Il laissa filer ses doigts dans sa crinière noire et brossée, déposa sa main sur son chanfrein pour faire connaissance avec la bête, avant de l'enfourcher pour emprunter un chemin rejoignant la plaine.

- Fais attention, avait-il été prévenu avant qu'il ne donne un léger coup de talon sur les flancs du cheval pour le faire partir au petit trot. C'est qu'il est assez nerveux, il ne se laisse pas facilement apprivoiser, et nombreux sont ceux qui ont chutés. Aussi, comme il a été convenu, prends avec toi la générosité du seigneur, une bourse remplie de pièces d'or.

Il ne se faisait cependant aucune illusion sur son sort. La conversation entre le seigneur de guerre et l'archiviste n'avait été qu'une mise en scène, qu'il jugeait par ailleurs grotesque et puéril. Il était tout simplement impossible qu'ils aient ignoré jusqu'à aujourd'hui son existence, le seigneur de guerre n'avait cherché qu'à humilier son ennemi de toujours en feignant l'ignorance. À peine aurait-il fait une dizaine de mètres sur le dos de l'équidé, pensait-il, qu'il serait tué d'une flèche dans le coeur décochée par un des soldats, et que l'on reprendrait l'animal, tout comme la bourse remplie de pièces d'or, alors qu'il agoniserait au sol dans la flaque formée par son propre sang. Sans doute, le seigneur de guerre en avait donné l'ordre avant de regagner sa tente, par un geste de la main ou un regard, un signe que seuls ses soldats les plus fidèles pouvaient en interpréter l'attention.

Mais il n'en fut rien. Il avait pu sortir du campement et gagner la plaine, cela sans encombres, et sans même que l'on fit attention à lui. Les soldats qui aiguisaient leur lame n'avaient montré nulle attention de s'en servir contre lui, et ceux qui sortaient des flèches de leurs carquois ne le faisaient que pour améliorer leur précision au tir en s'exerçant sur des troncs d'arbres. Certains dormaient à même le sol, une bouteille de vin à moitié vide dans la main, à côté d'éveillés évoquant l'avenir les yeux dans l'horizon, dont il avait surpris la conversation du coin de l'oreille.

-Que vas-tu faire quand tout sera fini ?

-Je l'ignore, et j'ignore même ce qui a commencé.

Les seuls qui avaient tourné la tête en sa direction, avertis de sa présence par les sabots de sa monture piétinant l'herbe du chemin emprunté, lui avaient lancé un regard sans aucune animosité et qui semblait même vouloir dire « bonne route ».

La plaine, avait-il alors pensé, serait donc son cimetière sans sépulture. Le seigneur de guerre l'assassinerait ici afin de lui faire subir une double humiliation, celle de mourir dans la solitude, car même accompagné, en l'occurrence ici de ses meurtriers, on est toujours seul dans l'immense étendue, et celle d'être laissé en pâture à la charogne. Alors, sur son cheval, il chevauchait au pas en s'attendant à ce qu'une embuscade lui soit tendue. Derrière chaque pierre assez grosse pour qu'un groupe d'hommes puisse s'y cacher, dans chaque buisson assez touffu pour qu'ils puissent s'y dissimuler, à chaque relief qui parsemait la plaine, il s'attendait à ce que des soldats en surgissent l'épée à la main.

Mais il n'en fut rien. Sa traversée s'était déroulée sans que personne ne fût camouflé derrière un rocher ou dans un arbuste, et il avait même pu dormir près d'un feu sans prendre le risque qu'on le tire de ses rêves d'un coup de lame, pour le plonger dans un sommeil plus profond encore. Il n'avait rencontré aucun soldat, seulement quelques voyageurs comme lui ainsi qu'un marchand itinérant, dont la cargaison tenait sur le dos d'une mule qu'il guidait en la tenant par des rênes. Ce dernier s'était approché de lui, et il crut qu'il n'y avait là qu'un stratagème, que cet homme n'avait jamais été marchand, que ce n'était qu'un soldat déguisé, et lorsqu'il fut à une dizaine de mètres de lui, il crut même reconnaitre les traits d'un de ceux qu'il avait remarqué au campement du seigneur de guerre. Mais il n'en fut rien. Il s'agissait bel et bien d'un commerçant qui arpentait le monde de ville en ville pour vendre au plus offrant de la poudre de porcelaine.

-Mon bon monsieur, avait dit le marchand en mettant en évidence les deux paumes de ses mains pour montrer que ses intentions étaient pacifiques. Il me semble que je me suis perdu. Pouvez-vous m'indiquer le chemin de la ville la plus proche ?

-Comment se peut-il qu'un marchand puisse se perdre ?

-C'est que c'est bien la première fois que je viens ici dans ses terres. Et dans cette plaine où il n'y a rien, si ce n'est le vide devant nous, comment se guider sans singularité dans le paysage ?

-Et que transportez vous ?

-De la poudre de porcelaine. Mélangée à de l'eau et bue d'une seule gorgée, on dit par chez moi qu'elle a de multiples vertus.

Sa maison se trouvait à l'orée du village. Il était resté pendant plusieurs minutes devant la porte, redoutant qu'on l'attaque à peine l'aurait-il franchi. Très certainement, avait-il pensé la main sur la clenche, le seigneur de guerre avait fait le choix de le tuer chez lui, dans sa plus profonde intimité, pour signifier qu'il pouvait accomplir sa vengeance partout, qu'il n'y avait nul endroit où on pouvait le fuir, que sur ses terres, chaque maison était la sienne. Mais il n'en fut rien. L'intérieur n'avait absolument pas changé du temps où il était parti, rien ne pouvait présager que l'on s'y était introduit, hier ou à l'instant même. Bien que régnait un profond silence, il ne pouvait croire qu'il était seul. Il entrepris alors de faire le tour de chez lui, pour regarder derrière les rideaux, sous le lit, il avait ouvert les meubles au cas où quelqu'un s'y était caché à l'intérieur, les avait déplacés au cas où quelqu'un aurait été assez fin pour s'y cacher derrière bien qu'ils étaient accolés au mur, mais il n'y avait personne.

Comment le seigneur de guerre, s'était-il demandé intérieurement, pouvait-il le tuer s'il n'envoyait personne pour le faire ? C'est alors qu'il se souvint de la bourse remplie de pièces d'or qu'on lui avait donnée, qu'il avait gardée sur lui mais qu'il n'avait pas encore ouverte. Bien qu'il n'était guère superstitieux, il se dit que l'explication la plus rationnelle possible était que cette bourse n'avait pas été remplie de pièces d'or, mais de poudre, qui par un artifice nouveau et inconnu jusqu'alors exploserait au moment où il l'ouvrirait, l'emportant dans la déflagration. Par cela, avait-il estimé, le seigneur de guerre voulait lui signifier qu'il était impossible que lui ou quelqu'un d'autre puisse un jour le défaire, car invincible est l'alchimiste qui contrôle le monde naturel, comme surnaturel. Il s'empara alors de la bourse pour la scruter, et dû admettre que de l'extérieur, il était difficile de deviner si elle renfermait ce genre de poudre, d'autant plus qu'en la palpant, elle semblait bien renfermée des pièces, et en la secouant, on entendait clairement le cliquetis du métal qui s'entrechoquait.

-Très certainement, s'était-il dit cette fois-ci à voix haute, le seigneur de guerre, grâce au talent d'un sculpteur aguerri, a pu façonner la poudre afin qu'elle prenne la forme de pièces, ainsi que sa matière, preuve ultime de sa maitrise totale de la mystification.
Mais, en l'ouvrant, de nouveau il n'en fut rien.

Une nuit blanche (et autres nouvelles ...)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant