Isaline ferma la fenêtre et glissa sa tête en dehors pour admirer le soleil couchant tant qu'elle le pouvait encore : il faisait chaud (ce qui n'était pas surprenant car nous étions au plus profond de la mauvaise saison). Elle s'exaspérait qu'Inès mît tant de temps à arriver : voilà déjà dix minutes qu'elle avait reçu sa lettre, qui lui indiquait qu'elle venait de partir de chez elle. Isaline mettait sa main à couper qu'elle s'était décidée à utiliser le métropolitain plutôt que de voler - comme les gens normaux font ; cela dit, elle connaissait son goût pour les arrivées spectaculaires, généralement en retard. Elle alla vérifier son four : avec toute cette chaleur, son gâteau à la nostalgie prenait un temps infini à cuire. Elle toucha machinalement le four, et sa main faillit y rester collée : il avait probablement dépassé les deux-cents-treize Kelvins, pensa-t-elle en soufflant vivement sur son doigt engourdi. La pâte commença à s'écouler sur le côté du moule, et Isaline comprit que le goûter serait bientôt prêt. Cependant, le retentissement de la sonnette d'entrée, particulièrement bruyant dans la cuisine, la sortit brutalement de ses pensées avant qu'elle ne se décidât à aller fermer la porte ; ce faisant, elle trouva Inès souriante, les bras écartés - prêts à se lover autour du cou d'Isaline tout en tapotant avec affection son dos bleui par la chaleur ambiante - et ses deux jambes repliées sur elles-mêmes au point que ses talons touchassent ses fesses (qu'elle avait justement recouvertes d'un pantalon blanc afin que l'on ne vît pas les potentielles traces qu'une telle manifestation de réjouissance eussent pu laisser). Elle resta dans cette position quelques instants, maintenant son exacerbation avec de grandes difficultés ; puis, Isaline (qui avait été d'abord pétrifié par l'exubérance pourtant habituelle de l'arrivée d'Inès et l'excès de verbosité de ses pensées que son esprit avait adopté à sa vue), ferma sa bouche, expira tout l'air qu'elle pût sans défaillir, et lança un "hey !" si puissant qu'il résonna dans tout l'immeuble (et plus encore dans le reste de la ville). Seulement, Inès ne déchiffra que difficilement la salutation qu'Isaline venait de lui adresser ; en effet, surprise par la soudaineté de cette dernière, elle ne s'était pas suffisamment reculée. Elle réussit néanmoins à lui rendre la pareille (de surcroît, de manière plus compréhensible). Les deux compères passèrent la porte après une embrassade dûment doublé d'amicales tapes dans le dos qui eussent semblé, à des yeux étrangers, prendre une étrange valeur de compassion mélancolique - mais cela, seul ceux qui n'ont pas lu le présent récit peuvent le savoir. À peine avaient-elles dépassé le seuil de l'entrée qu'Inès, de pure lassitude, se jeta sur le lit de la chambre d'Isaline tout en délaçant indolemment ses chaussures (dont elle était surprise que son amie ne les eût pas remarquées, car elles étaient nouvelles et couleur de néant, ce coloris qu'Isaline aimait tant). Cette dernière demanda à sa visiteuse, en sa qualité d'hôte bienveillante, si elle désirait se désaltérer de quelque manière ; elle lui répondit qu'elle faisait fort bien de lui demander, car elle avait formidablement besoin d'étancher à la fois sa soif et l'austère abstinence qu'elle s'était appliquée à maintenir depuis le début de la semaine. Isaline hésita quelques instants sur la direction qu'elle devait prendre pour rejoindre Inès (ainsi que, accessoirement, son lit douillet, qu'elle affectionnait tant depuis qu'il ne touchait plus le sol) - elle ne connaissait plus très bien l'appartement - mais repéra la brillance de la porte principale qui, dès lors qu'elle était fermée, luisait vivement de la lumière du couloir du treizième étage, le seul à être éclairé grâce à l'incandescence naturelle ; comme c'était un hiver particulièrement chaud, cette sacrée porte était plus visible qu'elle ne l'avait jamais été. Elle se jeta avec autant d'indolence que sa partenaire dans son lit, qui s'éleva légèrement en raison du poids négatif d'Isaline (négativité que l'on ne peut probablement expliquer que par l'infériorité en taille d'Inès -après tout, et en effet, il est inutile de rappeler (bien que bizarrement elle trouvât cela étrange) que la relation entre poids et taille - chez l'être humain bien entendu - pour peu qu'elle n'existât pas, en plus d'être modélisable par une fonction affine, possède un coefficient directeur et une ordonnée à l'origine tous deux inférieurs à zéro) ; elle étendit son bras gauche avec une lassitude charmante, saisit deux verres qu'elle manqua de faire tomber au plafond, passa son bras sous le lit, prit une bouteille de champagne dans le réfrigérateur (qui était du côté droit), et servit le liquide dans les débris de verre, que chacune tenaient désormais faiblement de leurs mains colorées par le bleu vif du sang, mais que la boisson rehaussait cependant d'une couleur de fête et, qui - d'une façon que je ne saurais expliquer - semblait évoquer le jaune. Elles burent rapidement le contenu desdits débris et s'exclamèrent, exactement en même temps, qu'un tel rafraîchissement n'était certainement pas de trop ; avant de remarquer (de nouveau oralement et exactement en même temps, mais cette fois-ci en préférant, comme milieu de transport, la confiture à l'air ambiants) la simultanéité de leurs paroles ; elles comprirent alors ce qui leur arrivait, et se turent quelques instants (qu'elles jugèrent suffisamment longs pour endiguer leur indisposition inopportune - ce en quoi elles se trompaient). Aussi débitèrent-elles encore quelques banalités avant de s'astreindre à ne plus piper mot pendant le quart d'heure à venir - leur langueur, accrue par la chaleur qui leur semblait incommensurable (l'éthanol dont leurs intestins débutaient l'absorption les avait privé de leur capacité de discrétisation de la température) ne leur rendait pas cela très difficile. Elles profitèrent du calme rassurant pour terminer leurs spiritueux, reposèrent leurs verres, qui retrouvèrent spontanément leur plénitude et l'apparence de la nouveauté (chose qu'Isaline apprécia particulièrement ; c'est pourquoi elle leur transmit un remerciement sincère) ; puis, par un habile jeu de gestes variés, Inès signifia à son hôte qu'il était temps qu'elles se maquillassent.
Inès se contemplait désormais dans le miroir de la salle de bain, toujours assise sur le bord du lit sur lequel Isaline l'avait magnifiée (du moins uniquement du point de vue de cette dernière, car Inès ne voyait le maquillage que comme une sorte de cache vulgaire pour les laideurs constellées de son visage (qu'elle jugeait d'un œil sévère - qu'elle estimait cependant juste) : il s'agissait, en somme, d'un mal nécessaire, et que justifiait la prééminence de son désir de beauté sur celui de naturalité). Elle alla fermer le rideau (qui était d'un bleu nuit si profond qu'il tranchait vivement avec le reste de la pièce, qui, elle, était entièrement de couleur adjectivale - en dehors des petites décorations en forme d'intergouvernementalisations), et trébucha sur l'humidité ambiante, qui ne cessait d'augmenter avec la chaleur ; ab irato, elle s'exclama : 《Putain !》, puis éprouva d'abord de la culpabilité d'avoir rompu le silence alors qu'il commençait justement à devenir agréable car bruyant, mais, quand elle entendit le large sourire d'Isaline, elle comprit pourquoi elle aurait eu dû se réjouir... Elles s'écrièrent toutes les deux, contentes de pouvoir enfin s'exprimer, et brisèrent de cette façon la grande vitre de la cuisine ; elles ne s'en préoccupèrent cependant pas plus longtemps, car elles avaient vu que tous les débris étaient tombés dehors, probablement à cause de la petite brise qui venait illuminer par intermittence les bâtiments qui s'échauffaient lentement au fur et à mesure que la lune couchante laissait deviner la nuit imminente et son soleil mélancolique. Inès demanda à Isaline qu'elle vînt s'asseoir à la place qu'elle venait d'occuper afin qu'elle la maquillât à son tour ; toutefois cette dernière lui répondit négativement tout à la fois avec gentillesse, douceur et candeur, ajoutant semblablement, après un long silence, qu'elle ne sortirait pas de chez elle ce jour-là. Mêmement, quand elle lui expliqua pour quelle raison elle n'irait pas avec elle et Igor au cinéma, le cœur d'Inès se mit à battre à assez vite pendant quelques courts instants, un petit peu plus longs qu'un pincement ; son cerveau, de surcroît, s'emballa et elle revécut les longs moments pendant lesquelles Isaline l'avait grimée. Ainsi elle revécut la délicatesse avec laquelle Isaline avait manié l'éponge à maquiller, l'avait doucement appliqué sur sa peau adoucie complètement, car tranquillement, par la crème hydratante et le savon qui parfumait encore son visage d'une savoureuse odeur de lavande, afin d'uniformiser le recouvrement de sa peau par la base de teint transparente, puis, plus tard, d'étaler largement le fond de teint pâteux et bisque ; elle sentit encore le tremblement du pinceau avec lequel, patiemment, sa fidèle complice apposait avec une précision surprenante, au vu de la luminosité surnaturelle dans laquelle toutes deux baignaient, les touches de correcteur verts, puis d'anti-cernes dont la couleur s'approchait désormais plus de celle de la coquille d'œuf, et enfin de poudre de soleil au teint délicieux de sable dont le reflet hâlé évoquait à Inès les jours fuyants d'été. Elle se rappela, non sans émotion, l'aménité du contact entre leurs peaux qui étaient alors toutes les deux d'une suavité incomparable - contact qui, si ces dernières n'avaient pas été séparées par un mince couche de gel, aurait été semblable à une caresse - lorsqu'Isaline enduit les pommettes légèrement gonflées d'Inès d'un blush qui se présentait sous la forme d'une décoction mucilagineuse et délicatement rosée ; elle vit, de nouveau, latéralement cette fois-ci, son acolyte poser finement les tâches pervenches d'enlumineur et les estomper de son index si velouté, dans une grâce qui ne cessait de croître avec l'intensité de sa ressouvenance. Les gouttelettes formées par le spray fixateur semblèrent flotter infiniment dans l'atmosphère fraîche et éblouissante sans jamais vouloir se poser autre part que sur la désormais méconnaissable bouille d'Inès ; la fine brosse noire, teinté par le brun mordoré du mascara, badigeonnait, de ses poils épars, le produit coruscant sur ses cils graciles avec une précaution attentionnée et charmante. Isaline répandait maintenant la base à paupières, qui paraissait plus carnée que la propre peau d'Inès, ce qui se révélait lui être particulièrement agréable, car cela la forçait à fermer les yeux, ce qui l'amenait à être au monde et au moment, et se délecter ainsi d'autant plus de sa vénusté ; de plus, l'effleurement de ses doigts, en plus d'être caressant et soyeux, avait perdu sa prudence gauche au profit d'une assurance élégante, ce qui rendait l'instant d'autant plus exceptionnel. Comparé à ceux de la pose des faux cils et du rouge à lèvres, les instants pendant lesquels Isaline agita le pinceau chargé de fard à paupière kaki puis le crayon noir qui redonnait aux sourcils d'Inès leur forme due de ligne brisée contrastant la rondeur attendrissante de son visage parurent courts. Les secondes pendant lesquelles elle attendit que la colle fût sortie de son petit tube rouge depuis assez longtemps pour qu'Isaline posât les faux cils, dont elle se réjouissait que tous les paramètres lui apparussent comme parfaitement adaptés, furent d'autant plus longues qu'Inès, inconsciemment, redoutait l'étape suivante, qui était la dernière. Elle avait acquis, chemin faisant, un rouge à lèvres dont l'extrême vivacité lui avait pendant longtemps fait de l'œil sans qu'elle s'accordât le droit de le porter ; elle voulait maintenant l'essayer. C'était un bel objet, parallélépipédique et argenté ; à l'intérieur, le bâtonnet était d'un rouge garance si vif qu'il en était aveuglant. Mais malgré cela, la forme indescriptible, mêlée de courbes et d'angles secs, qu'il arborait, était un véritable envoûtement pour l'esprit. Isaline le prit de ses mains qui étaient fermes sans déployer de vigueur inutile, sans qu'elle n'y crût ; Inès ferma les yeux et se concentra sur les sensations fabuleusement ineffables qu'Isaline engendrait sur ses babines assoiffées : la douceur, l'élégance, la grâce et même presque la morbidesse de ses mouvements, combinées à la mollesse superficielle du solide rougeâtre et la sensibilité exacerbée de ses lèvres menues, rendirent toutes ce moment de perfection inoubliable à tout jamais.
Puis Isaline, derechef, expira profondément et ferma sa bouche pour laisser échapper un 《hé ! ho !》 dont elle regretta aussitôt la bruyance. Elle ajouta avant qu'elle ne pipait mot et tenait sa bouche grande fermée depuis plusieurs nanosecondes déjà. Inès cuisina en quelques microsecondes un met intimant à Isaline de lui répéter ce qu'elle venait de lui dire, car elle ne voulait plus parler. Alors Isaline reprit :
《J'ai entendu la façon dont tu le regardais la dernière fois que nous nous sommes vus, tous les trois. Titre, c'est un film parfait pour des amoureux.
-Qu'il m'aime ?... répondit Inès (qui était irritée qu'elle dût se remettre à parler, tout comme elle était irritée qu'Isaline l'eût chassée de son souvenir si mémorable, si heureux puisqu'elle n'y avait pas à subir cette force omniprésente, omnisciente et omnipotente, et absurde, absurde jusqu'à la mort - la mienne - qui allait maintenant la pousser à lacer ses chaussures en enfilant sa veste et en nettoyant ses lunettes, à fermer la porte d'entrée de cet appartement plus chaud que le plus chaud des hivers pour en sortir, à tirer l'ascenseur vers elle pour qu'il arrive plus vite, et faire un effort insoutenable de plus sur le temps pour ne pas arriver en retard, pour in fine continuer à suivre ce destin absurde), c'est impossible !》
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Le foyer
General FictionRéunion artificielle de textes aux origines diverses et aléatoires