Extrait : Nos étoiles contraires - John Green

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Il s'agit de la fin du livre, ne lisez pas si vous voulez éviter le spoil.

Van Houten,

Je suis quelqu'un de bien, mais j'écris comme un pied. Vous n'êtes pas quelqu'un de bien, mais vous écrivez remarquablement. On aurait fait une bonne équipe. Je ne veux pas vous demander ça comme un service mais, si vous avez du temps - et d'après ce que j'ai constaté, vous en avez beaucoup -, je me demandais si vous pouviez écrire l'éloge funèbre d'Hazel. J'ai pris des notes, mais j'aimerais que vous en fassiez quelque chose de cohérent ou même que vous m'indiquiez ce que je dois changer.

Le truc important chez Hazel, c'est ça : à peu près tout le monde est obsédé par l'idée de laisser une trace derrière soi, de léguer un héritage, de survivre à sa mort, de marquer les mémoires. Je n'échappe pas à cette règle. Ce qui m'inquiète le plus, c'est de devenir une énième victime oubliée de cette vieille guerre sans gloire contre la maladie.

Je veux laisser une trace.

Sauf que, Van Houten, les traces que les hommes laissent sont trop souvent des cicatrices. On construit un centre commercial hideux, on fomente un coup d'Etat, on devient une rock star en se disant : "On se souviendra de moi", mais a) on ne se souviendra pas de nous et b) on ne laisse derrière nous que de nouvelles cicatrices. Le coup d'Etat mène à une dictateur, le centre commercial devient une lésion urbaine.

(D'accord, je n'écris peut-être pas si mal que ça. Mais je n'arrive pas à rassembler mes idées, Van Houten. Mes pensées sont des étoiles qui ne veulent plus former de constellation.)

Nous sommes comme une meute de chiens qui pissent sur les bouches d'incendie. On empoisonne la terre avec notre pisse toxique, pour marquer "A moi" partout et sur tout, dans l'espoir ridicule de survivre à notre mort. Je ne peux pas m'empêcher de pisser sur les bouches d'incendie. Je sais que c'est idiot et inutile - ô combien inutile dans mon état -, mais je suis un animal comme les autres.

Hazel est différente. Elle se déplace avec légèreté, mec. Elle effleure le sol de ses pas. Hazel connaît la vérité : on a autant de chances de nuire à l'univers qu'on en a de l'aider, et on n'est pas près de faire ni l'un ni l'autre.

Certains pourraient trouver triste qu'elle laisse une plus petit cicatrice que les autres, qu'on se souvienne moins d'elle, qu'elle ait été aimée profondément mais par peu de gens. Mais ce n'est pas triste, Van Houten. C'est glorieux, c'est héroïque. N'est-ce pas justement ça le véritable héroïsme ? Comme disent les médecins : "Avant tout, ne pas nuire." 

De toute façon, les véritables héros ne sont pas les gens qui font les choses ; les véritables héros sont les gens qui remarquent les choses, qui y prêtent attention. Le type qui a inventé le vaccin contre la variole n'a rien inventé du tout. Il a juste remarqué que les gens qui avaient la variole bovine n'attrapaient pas la variole.

Après mon PET scan, quand j'ai su que j'avais des métastases partout, je me suis faufilé en douce dans le service des soins intensifs et je l'ai vue alors qu'elle était inconsciente. Je suis entré derrière une infirmière et j'ai réussi à rester dix minutes près d'elle avant de me faire choper. J'ai vraiment cru qu'elle allait mourir avant que je puisse lui dire que j'allais mourir aussi. C'était terrible : la litanie incessante des machines de soins intensifs, l'eau sombre et cancéreuse qui s'écoulait de son torse, ses yeux fermés, l'intubation, mais sa main restait sa main, toujours chaude, les ongles vernis en bleu foncé presque noir. Je lui ai tenu la main en essayant d'imaginer le monde sans nous. Et, l'espace d'une seconde, j'ai fait preuve d'assez d'humanité pour espérer qu'elle meure, afin qu'elle ne sache jamais que j'allais mourir aussi. Mais ensuite, j'ai voulu plus de temps pour qu'on puisse tomber amoureux l'un de l'autre. Mon voeu a été exaucé. J'ai laissé ma cicatrice.

Un infirmier est entré et m'a dit de partir, les visites n'étaient pas autorisées. Je lui ai demandé comme elle allait, et il a répondu : "Elle continue à prendre l'eau." Une bénédiction pour un désert, une malédiction pour un océan.

Quoi d'autre ? Elle est si belle qu'on ne se lasse pas de la regarder. Ça ne vous ennuie jamais qu'elle soit plus intelligente que vous : parce que vous savez qu'elle l'est. Elle est drôle sans jamais être méchante. Je l'aime. J'ai tellement de chance de l'aimer, Van Houten. Dans ce monde, mec, ce n'est pas nous qui choisissons si on nous fait du mal ou non, en revanche on peut choisir qui nous fait du mal. J'aime mes choix. J'espère qu'elle aime les siens. 

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⏰ Dernière mise à jour : Apr 11, 2020 ⏰

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