Bouffie d'angoisse et bouffée par la vie, la rue bat son plein au centre de la capitale. Quelques mendiants à droite à gauche, ils sont un décor misérable et pourtant bien présent. En passant près de la pancarte « famille syrienne en détresse » en lui adressant un coup d'oeil compatissant, Olena sortit du métro Châtelet, par la rue de Rivoli. Ce chemin était habituel et coutumier de la jeune fille qui y allait sans même réfléchir à comment mettre un pied devant l'autre. Le flux des bus et voitures ne s'arrêteraient pas.La force de l'habitude. Rien n'est plus puissant qu'une habitude, une vraie. Habitude de baisser les yeux devant les pauvres, de regarder avec pitié le manchot qui essaye de bouffer devant le resto crasseux où elle viendra finir sa journée, l'habitude d'entendre sans ne plus jamais écouter (elle se l'était promis) les velléités grandissantes de la société érubescente qui l'entoure, l'habitude de sourire même quand son coeur pleure, de toujours faire une blague au moment où sa détresse pourrait être apparente et la rendre vulnérable, habitude de donner le change, de mentir, de démentir, jusqu'à ce que la misère de la pauvreté ne vienne la frapper de plein fouet.
Souvent derrière son comptoir, quelques clients la voyant offrir un café ou un croissant à un mendiant, lui font remarquer quelle âme charitable, quelle bonne personne elle est. Encore un sacré mensonge. Si l'on veut à vrai dire, je crois que dans le fond elle essaye de racheter quelque faute divine, quelque outrage qu'elle aurait eu envers l'humanité dévastée qui l'entoure et à laquelle elle refuse de se joindre.
Je crois qu'elle essaye d'acheter son propre pardon, histoire d'être sûre que si un jour elle finit sous un pont à faire une pipe pour une canette de coca, elle aura été meilleure qu'eux tous. Elle, elle aura su aimer son prochain, elle aura su prendre sur elle pour servir l'homme à l'odeur pestilentielle et aux ongles si crasseux qu'ils doivent renfermer un nouveau type de maladie contagieuse, encore inconnue des médecins. Cette âme charitable, qui se fera giclée dessus comme une vulgaire putain de bas étages aura au moins, aux tréfonds de sa conscience, la possibilité de se dire à elle même, qu'elle, elle avait une conscience.
Au Moyen-Âge, les pêcheurs achetaient leurs indulgences auprès des évêques afin d'obtenir l'absolution. Ce café offert, ce croissant qui de toute façon aurait été jeté, ce sera son indulgence pour obtenir l'absolution (et pour éviter de faire des pipes sous un pont).
Qu'il est plaisant de penser que l'on est au dessus de la plèbe, au dessus de la masse grouillante, ressemblant à de la moisissure sur un fromage, prête à tout avaler, tout détruire. Je crois qu'Olena a essayé de s'acheter une conscience, à maintes reprises. La pitié et le désarroie qu'elle ressentit face à ces hommes et ces femmes vêtus d'une honte amère, à l'odeur rance, cette détresse et cette souffrance quand elle pense à ce qu'ils endurent dans le froid de la capitale parisienne. Un achat. Pour elle.
Bien sur, elle a de la peine pour eux, bien sur, elle à de l'empathie comme tout un chacun devrait en avoir selon elle. Mais quelle peur ! Quel effroi à l'idée qu'un jour peut être, cela la touchera de près. Elle était terrorisée par le fait que tout le monde laisse crever tout le monde. Partout et tout le temps. Ça lui glaçait le sang.
« -Une formule café-croissant s'il vous plait. »
Un sourire pour seule réponse (cela est bien moins engageant qu'une personne répondant avec de vrais mots et signifiant donc la possibilité d'un éventuel contact humain). Olena servit le café et le croissant sans pour autant quitter les angoisses existentielles qui la tracassaient depuis pas mal d'années déjà. Toute sa vie à vrai dire.
À la mort de son père, ou quelques années après, elle était dans l'ascenseur avec sa grande soeur, et elle pleurait. « Pourquoi donc? » demanda Lou. Et Olena expliqua ce qu'elle avait vu, un clochard. Un pauvre type sur le trottoir à demi mort, puant la vinasse plus que la merde de chien encore fraîche près de laquelle il était couché. Olena a ce jour là, été prise d'une crise de panique des plus violentes de sa vie. Elle répondit alors à sa soeur: « Quand je serai grande, j'achèterai un immense camion et plusieurs immeubles, je ramasserai tous les clochards que je pourrai trouver et je leur offrirai un toit. Quand ils seront sevrés de la misère et de l'alcool je les aiderai à trouver un travail et peut être un jour seront-ils heureux. »
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L'aumône
Short StoryNouvelle retraçant les pensées d'une jeune fille derrière son comptoir, un regard lucide sur ce qu'elle voit et ce qu'elle ressent, dans le brouhaha parisien. J'espère que vous apprécierez votre lecture. Environ 1500 mots, 7 minutes de lecture. Ph...