Le manège et l'enfant

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   Dans une rue déserte éclairée seulement par la nuit, sur une grille rouillée, une affiche est visible malgré la pluie et le vent dont elle a été victime. Son texte, toutefois, est illisible. De l'autre côté de cette grille se trouve un parc d'attraction. Gris et morne, plus aucune de ses attractions ne fonctionnent. Les couleurs sont parties, les automates ont cessé de bouger, la magie s'en est allée. Ce parc désaffecté ne contient plus âme qui vive. Les rires des enfants, les musiques joyeuses, les glaces et les ballons pour tout les goûts et de toutes les couleurs et, bien sûr, cet air de fête qui semblait éternel, immortel. Tout ceci n'est plus aujourd'hui qu'un vague souvenir. Pourtant, parmi ce décor déprimant, parmi ces merveilles mortes et attaquées par le temps, une lumière de vie s'allume soudainement. Un mécanisme resté trop longtemps inactif essaie de se remettre à vivre. D'abord crachant, toussant, son mouvement devient plus fluide, plus rapide. Retrouvant une jeunesse perdue, il se met de nouveau en marche, avançant vers le but de son existence. Il se met à tourner, d'abord timidement, puis prend peu à peu de l'assurance jusqu'à se remettre à  danser comme dans ses jours les plus glorieux. Oh, bien sûr ! ses couleurs sont délavées et il a bien triste mine, mais pour être capables dans la fin de son existence de retrouver une fougue, une énergie depuis bien longtemps oubliée, pour pouvoir de nouveau s'en donner à cœur joie, il ne peut que remercier sincèrement cette chance tombée du ciel.
Entre-temps, la musique s'est élevée. Faible et cassante, elle a suivi l'entrain du manège pour retrouver la mélodie qui nous a tous fait un jour rêver. Elle est la musique qui accompagne sa danse à chaque seconde, à chaque instant. Elle est la fée qui allume des étoiles dans les yeux des enfants, celle qui fait briller de joie les yeux des petits et des grands. Sa musique est certes grésillante, mais elle n'a rien perdu de sa joie de vivre ni de la magie dont elle fait partie.
C'est lors de cet instant visiblement heureux que se met à danser et chanter un enfant. Il danse pour accompagner le manège qui l'emporte. Il chante pour vivre avec la musique de cette fée. Il a l'air si heureux, si joyeux qu'il ne peut que nous donner un sourire aux lèvres alors que nous le voyons. L'enfant danse à l'intérieur du manège, il suit son mouvement, sa vitesse. Il chante sans se soucier de son entourage, il chante les merveilles du monde. Cet enfant danse comme si rien d'autre ne pouvait compter pour lui, il chante comme s'il cherchait à enchanter tout ce qui bouge sur Terre. Et il y arrive.
Avec la nuit qui recule doucement, des têtes curieuses pointent le bout de leurs nez, attirer par le son et les lumières de l'attraction. Elles commencent à sortir et à se rassembler. Certaines sont agacées d'être dérangées de si bonne heure tandis que d'autre sont curieuses et se permettent le luxe d'espérer quelque joie de cette agitation. Leurs yeux se posent sur la scène qu'elles finissent par trouver. Le manège a l'air de pouvoir tomber en poussière à tout moment, la musique est dérangée par des bruits parasites et les pauvres lumières clignotantes n'arrangent pas le tableau ; toutefois, la vue de cet enfant bondissant et chantant illumine le tout d'une magie nouvelle et gaie. La conviction et l'assurance qui semble se matérialiser par la seule force de sa volonté finissent par toucher le cœur de chacun et tous l'appelle sans hésiter, ni se consulter, « l'enfant-fée ». Une fillette, les yeux émerveillés, suit du regard cette créature qui paraît si irréelle. Sa vue s'accoutume enfin à l'obscurité et à la distance qui la sépare du manège. Au fur et à mesure que la scène se déroule plus nettement sous ses yeux, ceux-ci s'élargissent, les étoiles à l'intérieur mourant lentement, jusqu'à ce qu'elle pousse un cri d'horreur et  que les larmes coulent de ses yeux. Son cri rompt l'enchantement. Dans la foule, l'émerveillement qui y a pris place cède sa place au dégoût et à la terreur. Il n'y a pas de nom pour décrire l'abomination. Le manège est décoré. Une guirlande d'intestins est enroulée autour du cheval, des mains au bout de bras sont attachées au volant de la tasse tournante, une tête remplace le pompon à attraper… Les restes d'un corps sont disposés de la même façon ici et là, dans le manège, et l'enfant-fée danse parmi eux sans s'en soucier le moins du monde, comme s'il ne les voyait pas. Le sang et l'odeur ne semblent pas le déranger plus que ça. La foule est figée d'horreur. Des pleurs résonnent, les enfants cédant sous la peur et l'incompréhension, cherchant le réconfort de leurs parents. Même les plus grands ne tiennent pas, se mettant à vomir. Un nouveau mal-être se fait sentir dans la foule. Certains réagissent, appelant la police ou toutes personnes susceptibles d'aider. D'autres appellent des proches, ne pouvant supporter seuls la monstruosité dont ils sont témoins, et tous ne pensent plus qu'à partir et sortir de ce cauchemar.
Une  camion blanc arrive, toutes sirènes hurlantes, et des hommes en sortent. Ils vont attraper l'enfant-fée. Celui-ci se débat, hurlant, mordant et griffant. Il ne veut pas partir. Un des hommes finit par l'assommer et ils l'embarquent. Un collègue est allé éteindre le générateur de secours. Le manège, s'arrête, la musique se tait, les lumières s'éteignent. La voiture repart, emportant avec elle les dernières traces de cette magie si particulière. La foule est médusée. Le manège et la musique ont le cœur brisé du départ de l'enfant-fée mais soulagé de cette dernière joie partagée. La magie s'évapore et le ciel s'éclaircit.
Le lendemain, un article dans le journal attire l'attention des habitants. On y parle d'un accident de voiture, un camion blanc renversé, les hommes à l'intérieur, inconnus de tous, morts. La description correspond parfaitement au véhicule de la veille, mais pourtant, aucune mention de  l'enfant n'est faite. Et on aura beau chercher, personne n'aura jamais entendu parler de cet horrible enfant. Comme s'il n'avait jamais existé. Comme s'ils avaient tous rêvés…
Le manège, mort, laisse parfois de nuit, voir une silhouette floue et scintillante, comme un souvenir hasardeux d'une mémoire douteuse. Elle semble être le coeur palpitant de ce manège…..

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⏰ Dernière mise à jour : Apr 27, 2020 ⏰

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